31 déc. 2012

Terra incognita (les yeux noyés de sang)

Les rounds sont les serpents tatoués dans une mutuelle
confusion, s’imbriquant, s’échangeant leur salive sur le torse
de l’adversaire.
Voici ce que j’ai dit (j’étais aveuglé par les coups) :
Moi, capitaine Dupré, combattant à mains nus. Comme
dans un rêve, le poids du sommeil, de l’inconscience ; mais
le souffre se diffuse dans les régions du corps, une éclosion d’atomes. Chaque respiration est douceur ; je suis au bord de l’anéantissement.

Un procédé permettant ta beauté,
Qui me justifie
Entre les paroles
Des putains et des équipages
OU JE ME TROMPE
Alors il faut céder au cannibalisme
Ou à l’inlassable géniteur
(Il émet vivement et avec force au-dehors)
La glossolalie — Mercadier, terrible chef de bande — je ne salue personne
Où je voyage ;
Sur les routes : la viande graphique.
En compagnie d’un imposteur chaque paradoxe est teinté de trahison.
Et jaillit
Au ciel
Moi
La chasteté
Se rompre
Dans la porcelaine sanitaire
Le simultanéisme
Vient la parole sous terre
Elle sera insupportable dans ses effets de transparence.

29 déc. 2012

Terra incognita (un genou à terre)

ou l’arrivée de la mort sur la langue du bœuf ; Pablo Neruda prononce la chute rituelle, il dit un homme lié par une amitié sacrée, une alliance virile, le scalde accordant le chant au ventre criard ; il dit le soleil foulant la poussière, et cette étendue où le destin prend des noms de monstres marins ; il dit un monde ancien proclamant l’avènement de Pablo Neruda.
Pendant un court instant, j’ai su que le Combat n’existe pas ; j’ai eu foi en la matière, mon cœur s’est rempli de sang et je n’ai plus craint de mourir (car pourquoi craindre de mourir quand il n’y a rien ?) ; mon cœur a expulsé le sang hors de sa cavité et je me suis dit que ce qu’on retranche ou ce qu’on ajoute n’est que dalle mesuré à la beauté de ce qui est commun.
Alors j’ai compris que combattre n’avait pas de poids, parce que j’ai compris que le chant lancé hors de la gorge perdurait entre les astres, égal aux astres, ni plus, ni moins. J’ai compris par fraternité celui qui me frappe, car nous sommes pareils. Mais je reviens, faute de souffle, si loin de toi, si loin… Quand un court instant, je n’étais ni près ni loin parce qu’il n’était pas.
Je repense encore à cette expérience, tout était beauté.

25 déc. 2012

No Guitar Music (Guest#2)

Le passé des Pêcheries
No Guitar Music est Jusqu’ici et vice-versa
C’est une des informations, considérées pour être un problème, le matin, à l’arrivée du train. Les agissements nocturnes des graffeurs. Régulièrement, il y a quelqu’un pour annoncer le démantèlement de la bande, avec la solennité du bulletin de victoire quotidien. On connaît six hommes, six fragments du peuple. Il nous en faudrait environ 20 pour recomposer l’Une. La bande, devenue une direction, et une ressource pour un bureau. Il faut que j’en voie au moins un. Pour qu’ils me disent pourquoi ils signent « l’avenir des pêcheries », sous des images sanglantes. J’ai eu un vieux mentor, il avait été avec les lettristes, avant de devenir flic, et tenait cette prolifération comme une comptabilité dont personne n’avait trouvé la monnaie. Celle d’une autre ville à venir. Je suis sûr qu’ils ont vu les vigilants, aplatir Franck Lemaître. L’épisode précédent me manque.

22 déc. 2012

No Guitar Music (guest)

Nous nous sommes perdus bien avant le métro, c’est ma faute, je me suis laissé envahir par mes angoisses, un bref instant.
L’effet tête de pont, combiné à l’effet ketchup sans doute. Quoi de plus banal. Un mini retournement de situation.
Sophie m’avait dit un jour que le capitaine Nares et Ouyaoking, respectivement déserteur de l’armée US (quoique Nares soit Belge, je crois) et déserteur de l’armée chinoise (pas certain qu’il soit vraiment Chinois non plus) s’étaient rencontrés dans les années cinquante, à Incheon, durant la guerre. Ils s’étaient embarqués ensemble et clandestinement. Je trouvais que l’explication de cette amitié sentait trop les souvenirs de Corto Maltese. Mais je commençais à douter de la fausseté de cette histoire depuis que j’avais vu un chien nu dans un congélateur.

21 déc. 2012

Terra incognita (noué, je combats encore et encore)

Le Traité des corps flottants, Archimède ; c’est un titre merveilleux et plein de promesses, qui embrasse
les profondeurs abyssales de l’océan et les profondeurs abyssales du ciel, un titre peuplé de baleines et de sondes aérostatiques, d’aigrettes de pissenlit, de rumeurs,
peuplé de chants…
les chants que le vent des tempêtes ne peut éventer, les chants pour l’homme, debout sur l’emplanture, noué au mât d’une nef. Ils sont le bruit métallique des cloches et le tiède air du soir,
et la discrète odeur d’un arbre.

Mon peuple élèvera de chétives constructions ; nous maçonnerons d’incohérentes cités qui soulèveront d’horreur les raisons les mieux assises ; aucune justification ne saura couvrir l’impensable ouvrage de nos mains ; ce que nous bâtirons sera lentement désolé par les saisons (car nous aimons que l’empreinte de nos corps soit modifiée, émondée par la Mère).
Puis une voix solitaire jaillira encore d’une bouche étonnée, et, profonde et claire, emplira nos bouches comme s’allument les étoiles, notre chant commun soutiendra la voûte céleste, comme une pommade, il couvrira les plaies, comme une bière fraîche, il étanchera les soifs, il sera un vent chaud et nourricier ; peut-être la Mère sera-t-elle attendrie et souriante.

20 déc. 2012

Terra incognita (le feu du Combat)

Quatorze juillet mille neuf cent quatre-vingt-seize
et je conjecturais un poème d’épines. Dans la futaie,
il y a longtemps, j’ai connu
une très soudaine fleur. Nous avions pris la voiture, Anne, Alex
et moi ; et plus tard, dans la forêt fendue,
après s’être enfoncés et couchés sur le plaid, je me levai —
et l’air enveloppait comme la robe légère d’une jeune femme.
Je ne marchais pas,
je m’éloignais des amis, je savais qu’elle serait là,
haute,
où je serais loin d’eux. Plus je m’éloignais plus
je me sentais nu
dans la gaze aérienne. J’eus à peine
le temps que, débordé par l’excitation, la fleur
ployait sous le poids opalescent du feu.
Ô Temps passés à ne rien foutre.
Emportés par le cours crevassé de la vie.
Aveugles aux signes.
Sourds aux admonestations.
Insensibles et mous. Laissant,
abandonnant, insensibles et pauvres de pensées, de
sensations et de vie. Bien souvent, les efforts, les
tensions de l’esprit, les ploiements des muscles
sont des machines,
des combats, engins à enserrer, plans tracés
pour la dégradation et l’humiliation. L’ignorer,
c’est les crampes d’estomac. Les pets
infectes et le venin dans les gencives.

18 déc. 2012

Terra incognita (peu avant le Combat)

Balle perdue (odeur de la poudre estompée, tonnerre effacé par le chant des oiseaux ; balle tirée en mille neuf cent seize)
la vessie d’amour, l’organe pinéal perforé s’écoule tièdement dans le verre de Pessoa.

Je pose la très sainte Sagrès et je dis haut et fort dans
le vacarme du football télévisé : « Fleur, tu es ma destruction !
Ta racine est un outil ! Un outil pour détruire ! La preuve :
tu survis après qu’on t’a coupé la tige, seuls les cœurs endurcis y parviennent ».

La Croix est une fleur coupée.
Jeanne dit que dans son rêve j’ai pleuré.

La plaine est l’image de l’aurore ;
étendue sans mémoire où souffle l’haleine inouïe du Créateur.
Nous fûmes instruits d’ongles et de cheveux afin de nous rappeler
toujours le cycle atroce des nuits
inlassables génitrices aux ventres
toujours gros aux mamelles sèches
incoercibles couches
logorrhées croissant au sommet du crâne et aux doigts de kératine en forme de scarabée, signe
de notre immortalité physique.

Ta beauté est un spectacle
insupportable ; ta beauté est un édifice d’indifférence ; ta beauté est la dureté minérale ; tes beautés s’écroulent, murs et tours de sable, coupes et vases brisés, — je dis cela et mon verre se rompt et se répand de lui-même car la force contraire des doigts qui s’arcboutent et sur la joue la fraicheur de l’air,
délivré par la chute — mais il faudra des siècles pour pleurer toutes ces larmes.

17 déc. 2012

Terra incognita (début du Combat)

Mille neuf cent quatre-vingt-quinze
compter les ecchymoses recenser les dégradations, effractions, forcements, ruptures, démolitions ne dirait rien. S’il y a
une histoire de la destruction, cette histoire est dans nos gestes, par nos gestes, elle s’écrit
dans la plastique noble des coups de poing.

Détruire l’idée qu’il faut dire (les choses nous disent les vivants nous disent pourquoi ajouter à ce qui a été ajouté. La naissance est un dire qui s’ouvre ; nous pensons notre vie à combler cela).


Détruire l’idée.


Sauve ces mains jointes sur Ton silence
ô bon Dieu ;
Emporte mes uppercuts vers Ta bouche
Exhausse mes rages,
Elles ploient sous le poids
Le poids du silence en poudre ;
Et froide ma bouche fente
est une main engourdie sous Toi
vide d’amour le puits comblé
de gravas et de cailloux herbeux
Le Ciel joint NON pris dans l’amas
du ring.


Maintenant je suis las de penser, je dis le chant du Combat ; car mon penser s’enfiévrait et c’était

souffrance que cette lumière me chauffer les tempes, émouvoir les membres, expulser soi hors de moi, comme est souffrance l’ampoule minuscule du ciel, à peine un rejet et soleil et dieu.

Ce mort sous quelques-unes de ses formes je sus répondre que je ne savais pas, mais j’ajoutai, détruire n’est pas mourir et j’étais un fat.

Un autre fat me dit ; il disait bâtir nouveau, faire que ceci devienne cela mais je me tus et je fus plein de moi.

Je laissai l’étude et me livrai d’abord avec méfiance, certaines habitudes sont tenaces, mais l’alcool et le chanvre

étaient de grands adjuvants, à ces choses complexes et retorses que sont le laisser aller, l’oisiveté et la nonchalance ; car, c’est, je crois bien, un œuvre périlleux être absent dedans, je sais maintenant que l’absence est le pilon de la destruction je sais qu’à chacun des coups je me vois distinctement sous un jour inaccoutumé je me vois dans la lumière crue ; chaque organe détruit, chaque côte brisée irradie éclaire le visage, je vois… je me sens me touche avec la pure intimité de l’amour.

J’exprimerai ta tête entre mes mains tant mon amour,

ô mon amour, tant mon amour est fort, et puissantes sont mes mains. Que sera-ce

quand ton corps sans tête répandra son sang sur mes beaux habits neufs ; j’aurai Ces petits morceaux d’os de tête dans les cheveux et les cheveux collés par le noir glucose de tes veines. 
Autour, l’amour est rut ; —  ce sexe est un coutre ? — ce foie est luisant ? — cette voix tonitruante ? — ces ongles divins ? — tout cela compte.

UN Je suis le Dieu d’Israël, dis-tu, et j’interdis cela

DEUX que touche mon amour mon sperme est feu et tourmente, ma bave est la charogne vouée à l’oiseau Je suis le Seul et l’unique et ma peine est immense et ma joie est sans limite rien n’a de mesure pour l’homme que Je suis car je suis mon propre frère.

TROIS Toi

QUATRE Toi qui ne m’aimes pas

CINQ Toi qui ne m’aimes pas ton corps se dessèche,

SIX tu pourras boire le vin qui est sur une table mais ton corps se dessèchera encore, oui toi mon sectateur, mon zélateur, et mon chantre, ton corps sera sec dans les cieux parce que tu as parlé pour moi. Tu dis que j’ai détruit Sodome parce que mes enfants s’y enculaient ? Tu seras sec comme une noix amère ! J’ai détruit Sodome dans le feu de mon sperme car ma colère est infinie et infini mon plaisir.

SEPT Je mangerais bien un steak.

HUIT J’entends le bruit de mes artères et les longues avenues de Buenos Aires sont les valvules de mon corps — l’oubli est le marteau qui bat la taule des souvenirs ; je vois Fernando Pessoa sur le quai, enceint de toutes les choses mais le bruit le

bruit doux et monotone du Tage, bras stupéfiants de la tristesse, toi, Fernando Pessoa tu es l’enclave de mon

NEUF sanglot, chaque gorgée de Sagrès est un sanglot, tes horreurs sacrées sont mes sous-bocks.

DIX Lèvres douces de l’amour vous êtes hautes.

14 déc. 2012

In God We Trust (32)

Le « puceau » de Novaprom m’expliquait tranquillement le Plan. La nanopuce MUSE de Mickey Kozarski avait émis une alerte décès. Le puceau remit un peu d’ordre dans les crayons posés sur le bureau. Il me dit : « Monsieur Proust, avez-vous idée de ce que cela coûterait au Groupe Novaprom si notre client venait à décéder de mort naturelle ? ». Je ne comprenais pas bien ce que je faisais dans ce bureau étriqué derrière l’Entresol. « Dans les dix millions de dollars, dit-il, nous serions obligés, par contrat, de le cryogéniser en attendant que la science ait trouvé le moyen de réparer son organisme dysfonctionnant ». Je levai les sourcils. « C’est un paquet de pognon, dis-je, mais je vois pas en quoi je pourrais vous être utile. »

13 déc. 2012

in God We Trust (31)

Mickey Kozarski possédait un manoir à vingt kilomètres du centre. Mickey organisait des performances d’art contemporain. Lesdites séances attiraient une bonne partie des nyctalopes de la Capitale. Encore selon Raoul, il devait drôlement les soigner. Parce que les Parigots ne vont pas facilement consommer de la culture en province. C’était des soirées ultra-fermées. Des soirées avec un service d’ordre TRÈS coriace ; on racontait qu’un livreur de fleurs avait été passé à tabac. Le livreur de fleurs avait été appelé au manoir par un invité bourré. La fête avait un succès monstre : une artiste punk branlait un âne. Une autre fille avait simulé l’orgasme pendant cinq heures. La fille était tombée dans le coma. Le livreur de fleurs était passé à tabac. Les Yougos l’avaient laissé pour mort. Les Yougos lui avaient pissé dessus. Les Yougos lui avaient enfoncé un nerf de bœuf dans le cul. Les Yougos l’avaient jeté dans une fosse à purin.
« Par hasard, dis-je, ces braves types n’auraient pas de la famille en Pologne ? »
Après tout, c’était l’Europe. Raoul me fusilla d’une salve qui en disait long sur la considération qu’il portait à ma santé mentale. Je ne lui avais rien dit au sujet de mes providentielles retrouvailles avec Mara.

12 déc. 2012

In God We Trust (30)

Raoul s’était renseigné sur Mickey Kozarski ; les amis de son père lui avaient pas mal déblayé le terrain. Tout un pan de l’existence des Boulanger évoluait du côté obscur du caniveau. Son père avait connu Mickey gamin, leurs parents travaillaient dans la même saloperie d’usine d’amiante. Preuve que Mickey, tout bien repassé dans ses costards roses, était une de ces espèces en voie de prolifération. Un nouveau riche, c’était confirmé. Si le type avait eu ses entrées à l’Institut, les Boulanger père et fils n’en auraient pas connu l’ombre d’une ligne. À savoir qu’à l’heure actuelle on pourrait envisager le licenciement à l’amiable, plutôt que les eaux glacées de la Volga. Mais je n’ai jamais eu de chance.

11 déc. 2012

In God We Trust (29)

Raoul ne m’avait pas lâché. Il avait été efficace. Il m’a expliqué en long et en large : Mickey s’appelle vraiment Mickey Kozarski. Bonjour le nom. Mauser gère l’affaire d’import-export de Mickey. Eddy Mauser avait fait semblant d’essayer d’entuber Mickey. Eddy Mauser était un grossiste de viande bovine. Mickey était un homme d’affaires spécialisé dans les transactions avec la mafia russe. Tout le monde mange dans la main de Mickey. Eddy Mauser est l’homme de Mickey. Mickey nous a payés pour donner un avertissement à son vassal.
Après la disparition d’Elvis, Mickey avait envoyé ses hommes faire du désherbage dans les rangs de Mauser : les docks étaient envahis par les grenouilles de la brigade fluviale. Les grenouilles ressortaient des eaux des macchabs tout gonflés. Les grenouilles disaient : Eh ! C’est Korvo ! Les grenouilles disaient : Eh ! Il a un lacet autour du cou ! Les flics avaient pris leurs habitudes devant les rideaux baissés du Grace Land, en plein dans l’axe. L’affaire était banale, mais on s’était embarqué dans une histoire TRÈS TRÈS GROSSE. Et à entendre Raoul, ce n’était pas bon que je me casse maintenant. Notre boulot, c’était de continuer à faire des ménages pour Mickey. Et de suivre le Plan. Jusqu’au bout : « T’auras de quoi écrire, quand tout sera fini. » Qu’il avait dit Raoul.

10 déc. 2012

In God We Trust (28)

Le Polack et sa frangine n’étaient qu’un avertissement de ma nouvelle condition d’esclave de Mickey. Raoul ne fit aucune allusion au morceau de cartilage qui avait été un nez au milieu de ma figure. J’évitai de parler de ma déplorable aventure de l’Entresol. J’évitai d’évoquer ce manque de douleur devant la disparition de son père. Je l’aimais bien Elvis, que je pensais. Mais ce n’était pas à l’ordre du jour de notre déjeuner au sommet. Je devais me faire à l’idée que le Plan était en marche et que j’en faisais partie jusqu’au cou. Malgré ça, Elvis me manquait. Je visualisais comment les Yougos étaient passés au Grace Land et lui avaient expliqué, avec leur accent inimitable, comment le Polack et sa frangine suédoise m’avaient pigeonné à l’Entresol. Elvis se marrait. Elvis disait : Eh, Franky, t’es sûr d’avoir quelque chose à écrire maintenant. T’es un vrai dur, on dirait. C’est à cet instant que les Yougos avaient dû commencer à le tabasser. Du moins, c’est comme ça que je m’imaginais le truc… Raoul dans le blanc des yeux.
— Raoul, je crois que je suis pas fait pour ce boulot.
— Frank, t’as été sensas. Vraiment.
— Mais putain, Raoul, faut que je t’explique…
Raoul prit une gorgée de Côtes du Rhône.
— Quand j’ai assaisonné Eddy, au début ça m’a foutu un peu les boules, tu vois. Et puis, plus je tournais l’étau, moins je ressentais ce que tu appellerais de la pitié. En fait, je flippe parce que depuis le coup, je ne ressens plus rien. Même pas la satisfaction du travail bien fait. Je suis devenu insensible. Je suis engourdi de l’intérieur. Plus rien : ni peur, ni compassion, ni plaisir. Rien. Je suis un monstre.
— Frank, t’es un gars sensas. Un mec à la coule.

7 déc. 2012

In God We Trust (27)

Je payai à déjeuner à Raoul. Raoul m’annonça que son père avait disparu. Mort, peut-être. Raoul semblait n’en avoir rien à foutre. Je me disais : ça y est, je l’ai contaminé, le Raoul. Pour tout dire, la rotule d’Eddy m’était quand même restée en travers la gorge : c’était trop facile. La torture, trop facile. Je ne ressentais rien. RIEN. Mickey  n’avait pas trop apprécié que je déclare forfait après avoir encaissé le cash d’Eddy. Il avait dit à Raoul : ton copain, ce Frank Proust, soit il se fait à l’idée qu’il bosse pour moi à plein temps, soit il se fait à l’idée d’être mort comme on peut l’être après une séance de chaise électrique (parce que le Big K avait remis la chaise géorgienne en état de marche).

6 déc. 2012

In God We Trust (26)

Qu’est-ce qu’ils ont à la fin ? Une fois encore je me retrouvai dans des vécés. Le nez tartarisé. Je le laissai venir, le gros dur… La sœurette : elle m’avait plumé. C’était bizarre cette attirance pour les lavabos. Une fille de cette classe ne fricotte pas dans les lavabos. Elle le fait dans le bureau du directeur. Mais je ne connaissais encore rien aux usages de la haute. Chaque chose en son temps.
Il avait parlé de me mettre la tête dans le trou des gogues. Banal.
La sœurette comptait les billets. Son frérot avait un œil sur moi, l’autre sur la liasse ; de toute façon, se disait-il, le moujik est fait comme un rat (encore un sartrien). J’eus un instant la vanité de croire que l’histoire pouvait se répéter. J’imaginai que le frérot se plierait en deux s’il essayait seulement de franchir la porte. Mais il ne ressemblait pas à un fauteuil pliant de camping.
Pourquoi les lucarnes des toilettes donnent-elles toujours dans des ruelles sombres et désertes comme dans les films à la télé ? La mienne donnait sur une impasse, sombre… Le frérot avait eu le temps de me retenir par le bas du pantalon au moment où je me glissais par la lucarne. Je crois bien qu’en me débattant, mon pied a heurté sa mâchoire inférieure : ç’a fait un bruit mat suivi d’un hurlement sourd.
Après : je souillai la robe de Mara. Mara était sous moi et mon sang faisait toc toc sur le tissu noir de son vêtement.
Mara.

5 déc. 2012

In God We Trust (25)

Je ne sais par quel miracle j’ai pu passer par la lucarne des vécés de l’Entresol. Le Polonais avait pourtant l’air d’un gars déterminé. Son grand-père avait été l’homme le plus fort du monde sur les marchés de Varsovie. Et sa mère, hôtesse de caisse dans un lupanar de Buenos Aires. Je dis ça, mais il n’était pas très causant, le gars. Le gars était le frangin de la Blonde. Très susceptible. Depuis qu’ils ont eu un Pape à Rome, les Polacks se prennent pour des latins et que je t’écrase le nez pour un rien.
Mais moi, j’ai horreur des boxeurs à la sauvette.
Aussi étrange que cela paraisse, j’ai horreur de la violence. Massacrer un type ligoté à une chaise ne requiert aucun déchainement de force. En vérité. C’est à la portée du premier venu. Vous seriez étonné de la facilité. La seule chose à faire, c’est de garder à l’esprit qu’on fait son boulot et rien de plus. L’esprit humain est formidable : le mot « boulot » l’exonère de tout sens moral, de toute distance critique, de toute empathie. Petiot ne faisait pas son boulot, c’était une façon originale de tirer partie du marché pendant l’Occupation ; une excentricité d’esthète quand un simple courrier anonyme suffisait à aboutir au même résultat. Les Nazis faisaient tous leur boulot. Comme les traders, le ministre de l’Immigration, les assureurs, les industriels et les laboratoires pharmaceutiques. Comme moi. Est-ce que ça fait de Frank Proust un Nazi ? Mais revenons à l’Entesol

4 déc. 2012

In God We Trust (24)

J’avais abandonné le Grace Land. Le Grace Land était un bouge paumé et minable. J’étais assis sur un tabouret chic et chrome au bar de l’Entresol. J’avais une chemise neuve (l’autre avait été salie par la rotule d’Eddy Mauser). J’avais la classe. J’avais du fric. Je ne fus pas étonné quand une poupée — des aurores boréales crépitaient sur sa bouche — vint s’asseoir à côté de moi. Elle avait soif de champagne. Elle faisait traîner la fin de chaque mot. Elle avait un accent slave (j’aurais dû me méfier). Sa voix était ample et profonde comme un ventre amoureux.
« Merci. »
Dit-elle. Puis deux éclats de verre. Un pogrom noir vint me lécher la peau du visage. Me lacérer d’un baiser. Ses yeux. Elle avait le truc.
Je ne trouvai rien qui pût répondre à la question qu’elle ne me posait pas. Je fis signe au barman de remettre ça et nous commençâmes la soirée sur un calypso. Bob Mitchum chantait : in my logical point of view, beter married a girl hegglier than you…

30 nov. 2012

In God We Trust (23)

Je l’avais entendu de la bouche de Raoul : Mauser est un dur à cuire. Mauser en a vu des vertes et des pas mures, là-bas, en Algérie. Il était dans les paras. Je n’en doutais pas, mais quand je me suis retrouvé devant lui, j’ai eu une remontée de plat du jour. Ça s’est crashé droit sur les doigts de pieds d’Eddy : bon sang, Eddy, comment tu peux sentir la pourriture à ce degré de quasi-perfection ? J’avais dit ça, rapport aux Yougos. L’établi, sur ma gauche.
Un étau.
Je fixai la jambe droite à la quatrième marche : la cuisse liée avec un chiffon graisseux, le mollet avec un fil à plomb. À un montant de l’escabeau, je vissai l’étau, les mâchoires verticales, à hauteur du genou.
Une éponge à vaisselle humide dans la bouche et un bout de Rubson pour colmater. Les cris de douleur de Mauser. L’ampoule était encore plus poisseuse. Les Yougos digéraient.
Je commençai par un tour complet.
Histoire de planter le décor.
La rotule était bien enchâssée.
Et je me suis dit : il faudrait, à chaque quart de tour, dire quelque chose qui donnerait à Eddy le sentiment de ne pas se faire torturer pour rien.
Je suis sorti sur le pas de la porte pour réfléchir.
Puis je repensai à l’épisode des Sirènes…
« Pieds et poings liés, debout sur l’emplanture, fais-toi fixer au mât pour goûter le plaisir d’entendre la chanson, et, si tu les priais, si tu leur commandais de desserrer les nœuds, que tes gens aussitôt donnent un tour de plus ! »
Le genre de chanson irrésistible. Après ce n’est qu’une affaire de quarts de tour.
C’est étonnant comme les globes oculaires d’Eddy étaient ronds.

29 nov. 2012

In God We Trust (22)

On avait marché jusqu’au bled. On avait pris le plat du jour. Le déjeuner était somptueux. Seule ombre — la présence de Milan et de Goran nous obligeait à jouer le rôle sans la moindre faille. Aucun trucage n’était possible. Ils n’allaient pas nous lâcher d’une semelle : on allait devoir péter la rotule d’Eddy. Tant pis, Eddy s’était préparé. Il disait : avec tout ce fric, je m’en tape de boiter. N’empêche, quand on est revenu, Eddy flippait. On a traversé l’allée goudronnée et chic. Au bout de l’allée goudronnée et chic demeurait inerte la grosse berline. On a pénétré dans la sueur aveugle du cellier. Les yeux d’Eddy demandaient. LA PEUR commençait à effacer toute trace de mot dans ses yeux.

28 nov. 2012

In God We Trust (21)

T’as du fric. T’as plein de fric. Et tu vas en donner ENCORE à Mickey. Mais avant : tu vas morfler. Que j’ai dit. Eddy Mauser en face de moi.
Mickey avait dit : Frank, vous allez faire exploser la rotule d’Eddy. Frank, je veux qu’Eddy ait PEUR. Je veux que vous la voyiez dans ses yeux. Je veux que Raoul puisse capter ce regard. Je vais les agrandir en quatre par trois. Je veux faire un cadeau à mon ami Vladimir.
Je n’avais aucun outil, volontairement. Le goût de l’improvisation, sans doute. Eddy était à point – trois heures dans l’obscurité, nu, le corps lié, debout, aux planches granuleuses de l’escalier. J’avais foutu Eddy en slip chaussettes. J’avais détroussé Eddy. J’avais saucissonné Eddy. Puis on était sortis, Raoul, les deux Yougos et moi, pour déjeuner. J’avais dit : Eddy… on revient. JE REVIENS EDDY.

27 nov. 2012

In God We Trust (20)

Je tournai le commutateur (vieux cellier — bois moisi). L’ampoule jeta sa sueur. Du sol au plafond, il y avait trois-quatre mètres barrés d’un escalier de planches clouées : des bocaux vides, des bouteilles de cidre. Et puis l’odeur de trouille. Eddy Mauser avait abandonné cette aile depuis des années. Eddy Mauser avait fait aménager une luxueuse allée bordée de cyprès. Eddy avait fait construire un grand garage au bout de l’allée. Eddy Mauser avait une Mercedes intérieur cuir. Il regardait sans rien dire. Les bas-nylon lui sciaient les poignets. Sa graisse suintait le nouveau-riche. Sa peau poissait. Les deux Yougos se marraient dans leur patois. Raoul avait pris son Réflex argentique. Il mitraillait.

26 nov. 2012

In God We Trust (19)

En parlant Raoul regardait la fille fuschia. Raoul se tourna vers la fille fuschia : « Frank, je te présente Mara. »

23 nov. 2012

In God We Trust (18)

J’hésitai quelques secondes. Je voulais SAVOIR. Raoul, qui avait été mis au poteau de la mauvaise conjoncture. Raoul, fantassin, comme moi, de LA GUERRE ÉCONOMIQUE. Raoul, qui se débrouillait pour glaner un peu de pognon. Raoul, qui disait : t’es un artiste, Franky. Tu sculptes les corps. Raoul, qui disait : « c’est toi le Fragonard du recouvrement. » Raoul, qui disait : « la spéculation sur les denrées alimentaires, c’est le Grand Crime, l’indépassable horizon du Mal… Quelle est la différence entre le docteur Petiot et l’Holocauste ? Quelle est la différence entre un artisan de la tuerie en série et une industrielle manifestation du Mal ? Quelle est la différence entre ton humaine brutalité et la barbare violence du marché ? Qui, brute sans foi ni lois ; qui, ne faisant ni plants ni labourages, œuvre jour et nuit à détruire l’homme ? Qui œuvre à réduire chacun à sa seule capacité à fournir les moyens nécessaires à son propre asservissement ? Au profit de qui ? Pour un cinquième de la population mondiale. Dans quel but ? Pour rien, du vide. Du vide rose pour combler l’absolue et pathétique incapacité à jouir du consommateur… Nos crimes sont abjects. Mais ceux du marché dépassent l’entendement. »

In God We Trust (17)

« T’es gentil Frank, mais faut rester sobre, on a du boulot… Prends plutôt un lait-orgeat. »
Il fallait me noyer dans un flot de paroles. Il y avait le sujet des polaroïds. Les polas couleurs de « sujets » torturés. Des ventres tuméfiés. Des bouches déchirées. Des faces ravagées. Raoul photographiait la chair meurtrie. Raoul était le Fragonard de la viande hachée. Raoul savait prendre la lumière sur la peau attendrie. Des portraits frais au sang noir et brillant. J’étais chaque fois avec lui. MAIS JE N’EN GARDAIS AUCUN SOUVENIR.

22 nov. 2012

In God We Trust (16)

[C’était il y a dix ans. La fille est assise sur un tabouret de bar, droite et silencieuse. Une Parque. Son cul est rond comme le fruit du péché. Notre libido est en expansion. Une super-nova du sexe qui explose dans tous les vaisseaux sanguins. Cette fille était née pour devenir ma poupée. Le corps parfait et lisse de la poupée qui dit ouiii. Notre conversation était souple et élastique. Mes paroles étaient un serpent logomachique qui s’enroule autour du corps… Nous marchions sur une autre planète. Nous étions des dieux au jardin d’Eden.
Chez elle tout est rose et cruel : les deux épithètes me sautent au cerveau parmi la brume d’atomes éthyliques. La brume est texturée. La brume est un lanceur de marteau soviétique. La brume prend son élan sous mes paupières : mon corps se ploie en arrière — les muscles bandés sur le point de rompre — la masse énorme du marteau — le marteau qui augmente de poids à chaque tourbillon — le stade qui de plus en plus devient blanc et léger. Et un cri.]

20 nov. 2012

In God We Trust (15)

Une poupée ouatée pure cellulose ornait le bar. La poupée fatale. Elle poussait du bout du doigt son verre de bourbon. Le verre de bourbon était rempli par Elvis. Ses ongles manucurés et rouges étaient durs comme du verre. La fille fuschia avait une king size au rouge-à-lèvres. Le show talons aiguilles. J’étais DINGUE de ce genre de fille : je me commandai un double jaune d’un geste significatif du pouce et du médium. Je savais qu’à jeun, ça me refilerait une tourista fulgurante. Je ne devais pas tomber dans le panneau. J’étais trop fragile. J’étais fasciné par la vamp version ship. La blonde carnivore aurait pu bosser chez Mattel.
J’avais la passion des escarpins. J’étais le christ-en-croix de l’escarpin. Je me prenais instantanément une mégadécharge de testostérone dans les neuroconducteurs. J’étais DÉPENDANT.

19 nov. 2012

In God We Trust (14)

Raoul et moi, on avait l’habitude de descendre au Grace Land pour écrire des lignes supplémentaires sur notre ardoise. Officiellement, la rotule d’Eddy, c’était notre première grosse mission. Après quelques tours de chauffe sur trois ou quatre débiteurs obtus qui, de toute façon, finiraient aux usines à se crever au travail pendant deux ou trois ans avant d’être balancés du haut d’un hélicoptère (la nanopuce récolte et archive la totalité des informations qu’émet son porteur : données médicales, bancaires, juridiques, etc., soit l’ensemble des faits et émotions, pensées et possibles, sa biographie réelle comme celle potentielle (la nanopuce archive également ce que vous auriez pu faire si vous aviez fait un autre choix) ; cette nanopuce (son nom est MUSE) transmet ses informations à l’État qui peut ensuite les forwarder aux industriels du Groupe NovaProm, qui, avec la plus grande précision et fiabilité, produisent ce que demande le marché. Les consommateurs sont alors submergés par leurs propres désirs. Certains sombrent dans le surendettement, dépassant les possibilités de crédits offerts par le Groupe. Les dérégulés sont déportés dans les usines où ils payent leur dette par un travail forcé, dont la journée équivaut au remboursement de deux dollars sur la dette engagée. Au terme du remboursement total de la dette, les forçats prennent les vols de la mort. C’est très simple.). Du fait, on avait un argument de la taille d’un crédit NovaProm de 500 boules. Elvis l’accepterait sans trop renâcler. Elvis n’aurait pas de monnaie à rendre.

16 nov. 2012

In God We Trust (13)

Mickey Kozarski est dans son jardin. Il regarde les jeunes arondes filer dans le ciel. Mickey Kozarski boit une orangeade et contemple les mille et un rosiers de sa collection personnelle. Mickey est prêt…
Mickey attend la mort.
Il sait : dans quarante jours, la mort s’abattra sur lui et enfoncera ses ergots d’acier. Il sait : son contrat Platine garantit l’émission d’une alerte MUSE quarante jours avant la date du décès. MUSE procède en recoupant et traitant des milliards d’informations par seconde, son taux d’erreur est infinitésimal. Vladimir sera là. Vladimir. Trois Hummer noirs, blindés, impeccables, s’arrêteront à cet endroit précis, entre la roseraie et le vieux pigeonnier, là, à l’écart de l’ombre dense du vénérable mélèze. Les trois Hummer éviteront le mélèze de crainte que la sève ne pique la peinture. L’air conditionnée tournera à fond, tandis que le dernier Madonna criera ses aigus acidulés à travers les vitres impénétrables. Le Hummer du milieu sera celui de Vlad.

15 nov. 2012

In God We Trust (12)

Le job de Raoul, dans notre duo de comiques, donc, c’était la prise de vue. Genre reporter de guerre économique. Notre boulot, c’était de donner des raclées pour le compte exclusif de Mickey. On vendait des expéditions artistico-punitives. On faisait payer très cher. Moi : j’étais le bras séculier. Raoul : c’était l’as du polaroïd.
Costard rose nous remit la photo d’un homme lavant sa Mercedes (c’était Mauser, le Plan était en route) : jogging blanc, tuyau d’arrosage vert. Il avait l’air d’un gros con. Il avait l’air attendrissant. J’allais le torturer. Pour une enveloppe pleine de billets moches de la banque centrale européenne.
« C’est votre ami, je me suis laissé dire ? » Minauda le Mickey.
Raoul était pâle comme un suaire lavé à l’Omo.
« Je tiens beaucoup à ce que vous fassiez ce travail. » Dit-il en passant la porte. « Être avec moi n’est pas suffisant, je veux que vous soyez moi. Totalement moi. »

14 nov. 2012

In God We Trust (11)

Les polas étaient versés au dossier au cas où les mauvais payeurs auraient contesté la procédure. Raoul était payé deux cents dollars le pola exploitable. Le reste, il le refourguait à un cercle d’initiés.
Raoul avait dégoté une bonne douzaine de collectionneurs friqués qui lui achetaient ses polas les plus croustillants. Il s’était fait un petit matelas de billets et la réputation de bon artiste dans le milieu des affaires. Certaines de ses séries se négocient maintenant entre trente et quarante mille dollars. Mais lui ne touche plus rien. Sa cote s’est envolée le jour où l’agence de recouvrement l’a viré. Un canard new-yorkais ayant révélé l’affaire, s’ébrouant de toute l’indignation possible, ce qui était bien pratique en l’occurrence, détournant une fois de plus l’opinion des questions de fond, c’est-à-dire de ces saloperies d’usines pénitentiaires NovaProm d’où les condamnés pour dette ne reviennent jamais.
Alors, Raoul avait dû quitter le Nouveau Monde et revenir trimer dans l’ancien, tandis que là-bas des mecs déjà pleins aux as dealaient ses clichés le centuple de ce qu’il leur avait vendu.

13 nov. 2012

In God We Trust (10)

En quelques mois, Raoul était devenu la cheville artistique de notre duo de comiques. Attention, artistique, ça ne veut pas dire qu’on donnait dans l’esbroufe façon avant-garde ou touche-moi-là-voir-si-ça-fait-bouger-l’autre. C’était du grand sérieux. Raoul avait fait ses armes à Atlanta.
Raoul, il savait shooter en pleine action. Il avait bossé pour des agences de recouvrement pendant la crise des subprimes. Il accompagnait les gros balèzes assermentés chargés d’expulser les mauvais payeurs. La technique consistait à provoquer les gens, à y aller d’abord tout miel, passant crescendo de la petite humiliation au gros aplatissement, jusqu’à ce que le type ou la bonne femme sorte de ses gongs.
Raoul restait en retrait (soi-disant pour photographier la maison pour le dossier d’hypothèque). Il devait shooter les gens en train d’exploser. Ça donnait des clichés bien nerveux de misère humaine : des mères de famille en train de mordre au cou les gars du recouvrement, des pères pointant leur doigt menaçant, les yeux injectés de sang, il y a même eu un ado de seize ans qui s’est pointé sur le pas de la porte avec un Uzi.

11 nov. 2012

In God We Trust (9)

« Mon petit Raoul, je suis très impressionné par votre travail…
— Très honoré. Qu’il a dit, Raoul.
— Le show s’annonce plutôt bien. Le gratin va se déplacer. J’adore ce que fait votre collègue.
— Il s’appelle Proust, vous savez.
— Non. Je ne parle pas de ça. Je pensais plutôt à ses qualités de « fighter ».
— Il a élevé le massacre au rang d’art.
— Justement. J’ai pensé qu’on pourrait faire une série : SOUFFRANCE. Ça serait génial, non ?
— Vous allez avoir une belle série. »
Le type en costard rose avait tout l’air d’être une saloperie de bling-bling. Puis, pendant qu’il jetait un œil sur notre dernier reportage (au cours duquel, sous bon de commande anonyme dudit bling-bling, j’avais passé un quelconque à tabac), Raoul fit les présentations protocolaires.
« Mickey, je vous présente Frank Proust. C’est lui qui “tape” les sujets quand on est en “reportage” » (et Raoul faisait lui aussi le signe des guillemets avec les doigts). C’était notre première rencontre officielle depuis que Raoul et moi étions à son service.
« Enchanté, Frank… Vous pourriez me faire une “rotule” (Mickey reprit mollement le geste de Raoul) ?
— Épatant. » Qu’il a répondu, Raoul. Et il a fait une sorte de garde-à-vous à la prussienne.

9 nov. 2012

In God We Trust (8)

Normalement j’aurais dû me sentir fait comme un rat, comme dans les livres d’Aristote ou de Sartre, je sais plus.
Mais savent pas que Frank Proust il se laisse pas déballonner sous prétexte qu’il va une fois de plus se faire doubler pour un tas d’enfoirés qu’ont laissé l’endroit pire que des vécés malpropres… J’attrapai une bouteille de Valstar : bling ! Le cul de la Valstar explose sur le goulot d’une bonbonne de Butane.
« Ça fait douze ans que je suis dans la limonade, Franky — là c’est Elvis qui parle — et des types qui cassent le cul des bouteilles pour faire les durs, j’ai un truc spécial pour eux. »
Je restai campé sur mes deux jambes, à la cowboy, Raoul dans la mire ; je ne savais pas ce qu’était parti faire Elvis, mais Raoul semblait assez amusé par le tesson. Pour me faire une contenance, et l’assurer que j’avais les compétences requises, je lui ai fait un exposé détaillé de la façon que je pourrais lui introduire dans le bide et lui enrouler les boyaux comme une fourchette dans un plat de spaghetti à la bolognaise. Ça lui a plu. « Ouais, t’as vraiment la tête de l’emploi. » Qu’il a dit, Raoul, en me souriant.

7 nov. 2012

In God We Trust (7)

Je devins comme fou. Ce fut la première fois que je cédai à cette vague brutale. À cette montée de certitude. L’ivresse de vouloir tout, tout de suite. J’attaquai la porte de la réserve à coups de pied. Le loquet sauta. Mon cœur faisait du basket sur une plaque d’acier. Mon cœur sautait. Mon cœur faisait un bruit de tonnerre à chaque drible. J’étais essoufflé. J’ouvris — le soleil explosa. Le soleil me transperça la poitrine. J’étais Superman. Une dizaine de fûts resplendissaient sous l’ampoule électrique jaune.
J’étais stupéfait, complétement abruti par la faim et le sang perdu. J’avais peine à reprendre mes esprits. Les Boulanger m’avaient expédié loin de mes rêves d’écrivain raté : merde, un limonadier qui citait L’Odyssée ! Mais une vague odeur de vomi planait dans mon dos : Raoul, la bouche en foie de veau, et Elvis en boucher de supérette, avec son tee-shirt au vomi vermillon.

1 nov. 2012

Écrire & Fumer (19)

« Mesdames, messieurs, nous avons un problème. Le Tsibalt est attaqué par une ou plusieurs colonies de termites appartenant à une espèce non répertoriée, comme vient, hélas, de me le confirmer monsieur Thevet. »
Tommaso s’éclaircit la voix. Les neuf autres convives et le matelot Le Marchand, tenant la soupière encore pleine du sirop de salade de fruits, n’eurent pas l’air de saisir ce que venait de leur asséner, sans aucuns préparatifs ni préliminaires, le second capitaine Erik Hansen.
« Euh oui… J’ai scanné plusieurs spécimens de ce termite retrouvé à bord, plus exactement dans la cuisine de monsieur Pétun (Tommaso fit un clin d’œil au cerveau de Phil), et j’ai demandé à monsieur Sibert d’envoyer les scans par satellite à mes amis de l’université de Londres. Nos collègues sont formels, cette espèce ou sous-espèce d’isoptères n’est pas répertoriée. Néanmoins, les premiers examens laissent apparaître que ces individus sont dotés de mandibules et d’appareils digestifs dix fois plus gros que les espèces les plus nuisibles connues. Ce qui signifie que les termites du Tsibalt sont non seulement une curiosité sur le plan scientifique mais qu’ils pourraient se révéler dix fois plus voraces que leurs copains.
L’officier radio Karl Sibert hocha la tête et fut le premier à signaler l’ampleur du problème.
— Quels sont les moyens dont nous disposons pour nous débarrasser de cette saloperie ?
Erik Hansen ignora la question du radio et reprit à l’adresse de tous.
— J’ai consulté le commandant et je me fais le porte-parole de sa décision. Nous allons mettre le cap sur Come-by-Chance, Terre Neuve.
Le docteur Wodel devint plus pâle qu’en temps ordinaire.
— Monsieur Hansen ! Vous perdez la raison ! Come-by-Chance est à plus de quatre-vingt-dix-huit mille milles nautiques de notre position, dans la région arctique… Aux antipodes !
— Au fond des volcans et des grottes arctiques », murmura Teufel.
Le second capitaine Erik Hansen, en officier pragmatique, savait qu’il ne servirait à rien d’argumenter avec des civils. Il fit signe au matelot Le Marchand d’approcher avec la soupière. Il saisit la lourde louche en argent et entreprit de sonder la cloison bâbord du mess.
Biceps, paumes levées vers le second, lança un regard interrogatif à Tommaso, articulant un silencieux mais tonitruant : « C’est quoi ce bordel ? ».
Hansen porta plusieurs coups brefs qui rendirent un son net et clair. La vision de l’officier en second donnant des coups de louche sur la cloison bâbord du mess créa un trouble dans l’assistance. Le lieutenant Gombrich regardait les gestes de son supérieur comme s’il cherchait à décrypter un menu en russe. Linda Zenakis, qui était d’un naturel sceptique (mais qui allait bien en deçà de ce qu’un cerveau rationnel pouvait s’autoriser), se mit à glousser comme un dindon devant une broche.
Hansen continuait son exploration sonore. Le matelot Le Marchand s’agrippait à la soupière comme s’il avait tenu la dernière bouée de sauvetage du Tsibalt. Le cerveau de Phil ressentait quant à lui une persistante et excitante envie de fumer, chose qui ne lui était jamais arrivée auparavant.
C’était un miracle ! Dommage que les termites aient mangé sa réserve de tabac. Le cerveau de Phil ressentait en cet instant béni ce qui est le lot ordinaire de n’importe quel fumeur nouvellement abstinent. Sa concentration baissait. Le stress devenait difficile à gérer. Mais au lieu d’être irritable, il était tout à la joie de ressentir pour la première fois les effets du sevrage tabagique. Cela voulait dire qu’il était devenu dépendant, enfin ! Il était sauvé !
La louche d’Erik Hansen rendit alors un son mat. Le second se tourna vers les convives, impavide. Son visage était anguleux, long, forcé par deux orbites sombres d’où irradiaient des iris bleues, comme embouties dans l’acier d’un couteau d’étrave.
Hansen leva la louche et l’abattit avec force. La cloison céda.
Une coulée de fourmis blanches se déversa. Le trou vomissait des millions de termites. Des vagues de lave blanche. Leur nombre ne dégrossissait pas. Les termites se répandaient au sol et sur les murs. L’intérieur du mess se retrouva bientôt couvert d’une fine gelée blanche en mouvement, y compris la table et les reliefs du repas.
Tous étaient pétrifiés. Y compris ceux qui, habituellement, ne lésinent pas à mettre les autres en péril par leur manque total de sang froid. Linda Zenakis avait cessé de glousser. Le matelot Le Marchand tenait sa soupière comme si c’était là sa dernière chance de survie. Gombrich était impassible. Erik Hansen, bien qu’il n’en laissât rien voir, n’avait pas anticipé une invasion de cette ampleur.
Tommaso fermait les yeux. Karl Sibert murmurait un pater noster. Simon Robert, le puceau, et le docteur Wodel s’étaient recroquevillés sur leur chaise. Le chef Teufel regardait Dave, les lèvres pincés, comme s’il attendait du timonier du Tsibalt une manœuvre libératoire.
Mais ce fut le cerveau de Phil qui prononça la parole magique.
Le cerveau de Phil alluma une cigarette. Robert, Hansen, Dave, Wodel, Zenakis, Biceps et les autres le fixèrent comme des naufragés dédiant leur ultime effort à la côte en vue. Ils retinrent leur souffle et attendirent que le cerveau de Phil libère le sien. Seuls Gombrich et Sibert semblaient ailleurs.
Le cerveau de Phil inspira une large bouffée et bloqua sa respiration, empruntant au cracheur de feu le geste tendu et les veines du cou gonflées. Il en résulta une constriction de la glotte. L’air fut alors freiné à son arrivée dans la trachée et les poumons. Ce qui provoqua une vibration caractéristique des cordes vocales :
hok
        HOK

                        hok
En un instant, plus aucun termite ne demeura sur le plancher.
La colonie avait trouvé refuge dans les entrailles plus intimes du navire. Là où aucun homme armé d’une louche ne viendrait jamais les déloger.
Gombrich déclara, l’index posé sur la carotide de l’officier radio : « Sibert est mort. »

hok
        HOK

                    hok       hok
    HOK

                        hok

30 oct. 2012

Écrire & Fumer (18)

J’ai parlé tout à l’heure des « rares femmes » à bord du Tsibalt, elles étaient au nombre de deux. Il y avait Bénédicte de Gorges dite « Biceps ». Elle était biologiste. Biceps partageait une cabine avec cette climatologue qui avait soutenu que la limitation des gaz à effet de serre ne servait à rien, Linda Zenakis. Sa mission avait quelque chose à voir avec le vortex polaire. Biceps, pour sa part, était spécialiste de la Balaenoptera musculus intermedia, autrement dit, c’était une spécialiste de la baleine bleue de l’Antarctique. Le dernier membre de l’expédition à bord du Tsibalt était Simon Robert, un géologue que Tommaso, bien que son cadet, ne cessait de qualifier de puceau.
Partageant la cabine de Robert et de Holle, le cerveau de Phil ne pouvait pas contredire Tommaso sur ce dernier point. Le mécano et le géologue avaient la même passion pour les magazines de cul. Ils ne parlaient que de surprendre Biceps et Linda Zenakis à poil dans les douches. Ce qui pouvait s’entendre pour Biceps, mais qui devenait tout à fait extravagant s’agissant du corps hommasse de la climatologue. C’est cet aspect, sans doute, qui avait laissé entendre à Tommaso que le géologue était puceau (quant au mécano, le planctologiste ne se serait pas risqué à le traiter de quoique ce soit).
Au total, dix-sept individus coexistaient à bord du Tsibalt. En temps normal, le navire pouvait embarquer 48 personnes, mais cette expédition n’avait rien de normal.
Le repas fut donc servi à 19 heures. Ils étaient comme d’habitude onze convives, le capitaine étant dans sa cabine, le bosco Hallgrims et le matelot Fribourg sur la passerelle, et le matelot Le Marchand au service à table. L’osso bucco fit l’unanimité moins une voix. Après une salade de fruits en conserve et quelques cigarettes russes saturées d’humidité, le second Erik Hansen réclama l’attention de ses commensaux.

29 oct. 2012

Écrire & Fumer (17)

Une fois, Teufel s’était opposé aux directives de Hansen, arguant qu’il ne recevrait d’ordre que du Pacha en personne (Teufel était un ancien de la Marine Nationale). Le docteur Wodel avait emboîté le pas au chef mécanicien et avait prétendu qu’il était de son devoir de médecin du bord d’examiner Cosme pour apprécier si son état physique et mental était compatible avec le commandement d’un brise-glace lancé sur les eaux glaciales de l’Antarctique.
Le second capitaine Erik Hansen, qui n’était pas un mauvais bougre, n’essaya pas de les convaincre de sa loyauté. Il fit ce que ni Wodel ni Teufel n’avaient véritablement anticipé. Il les invita à se rendre dans la cabine du capitaine Cosme.
En ressortant de la cabine, Teufel et Wodel étaient livides. Livides, et les vêtements imprégnés de la même odeur de tabac froid que le second.
Le capitaine Cosme était en pleine capacité à commander le navire, assurèrent-ils. La vigueur de son esprit allait au-delà de celle qui aurait été la marque d’une intelligence supérieure.
Le capitaine Cosme était l’incarnation de l’Esprit. Son aspect physique dégageait un sentiment de force et de sécurité plus qu’aucun autre homme du bord. Wodel n’avait pas eu à sortir les ridicules oripeaux de sa profession pour juger que la santé de cet homme était à toute épreuve et que sa complexion était celle d’un immortel (bien que l’homme eût une consommation immodérée de cigares : l’air de sa cabine était saturée de fumées bleues). Mais lui comme Teufel étaient sous le choc.
Ils ne surent dire si la violence de l’impression était due au tatouage qui couvrait l’entièreté du visage du capitaine Cosme ou si l’officier avait laissé sur leurs âmes l’empreinte brûlante de son autorité naturelle. Quoiqu’il en fût, ils ne remirent plus en question la loyauté d’Hansen et se félicitèrent de n’avoir pas à côtoyer un homme comme le commandant du Tsibalt. L’exotisme a ses limites.
Dave avait conclu l’affaire par un « ’ain » sans appel et on était passé à autre chose.

26 oct. 2012

Écrire & Fumer (16)

Le capitaine Cosme, commandant le brise-glace Tsibalt, était le plus exotique des officiers de marine marchande croisant dans les mers australes. Mis à part Dave et le second capitaine Hansen, personne à bord ne pouvait prétendre l’avoir jamais vu, personne ne pouvait encore moins prétendre le connaître.
Hansen et Dave réagissaient sur des modes différents lorsque l’équipage tentait de leur tirer les vers du nez. Dave, conforme à son habitude, n’émettait que des sons monosyllabiques. La syllabe la plus usitée était un « ’ain » sec et guttural voulant peut-être dire « putain ».
Sauf lorsqu’on abordait la question du capitaine. Dave lâchait alors un « han ! » franc et audible. Ne va toutefois pas croire que Dave était muet ou incapable de prononcer autre chose que des « ’ain » ou des « han ! ».
Sa voix était très belle. Les rares femmes du bord profitaient du moindre prétexte pour squatter le poste de commandement. Elles guettaient le moment où le second proclamerait « Monsieur David, barre à gauche 5 », le timonier laconique confirmant alors : « la barre est 5 à gauche, commandant » avec la voix de Marlon Brando dans L’Homme à la peau de serpent.
Hansen était semble-t-il celui qui passait le plus de temps avec le capitaine (Dave n’ayant qu’un rôle de majordome, il lui apportait ses repas et s’occupait du linge). Cosme ne mettait jamais les pieds sur la passerelle. Lorsque le second n’était pas de quart, la manœuvre revenait au lieutenant Gombrich qui ne recevait jamais ses ordres directement de Cosme. Les autres timoniers de quart étaient les matelots Duchemin, Le Marchand et Fribourg (des Fécampois) et, comme Dave, occupaient le reste de leur temps à briquer le pont, servir à table ou faire de menues réparations. Les autres membres d’équipage étaient le bosco Hallgrims, le chef mécanicien Teufel, le mécano Holle, l’officier radio Karl Sibert et un médecin neurasthénique nommé Wodel.
Hansen ne tolérait pas qu’on aborde le sujet du capitaine Cosme à la légère. Wodel et Teufel en étaient venus à spéculer que le second tenait le capitaine enfermé dans sa cabine et, comme le traître Alan dans Le Crabe aux pinces d’or, l’alimentait en substances psycho-actives dans le but scélérat de le maintenir hors de son commandement.

25 oct. 2012

Écrire & Fumer (15)

Mon corps a simultanément compris à qui le gars s’adressait et qu’il ne pouvait pas se laisser insulter, sans aucun motif, par un inconnu.
Mon corps s’est retourné. L’autre était dix pas en arrière. Mon corps a dit, plus étonné qu’en colère : « C’est quoi le problème ? ».
Le gars a jeté sa veste de sport au sol. Il s’est dirigé vers mon corps avec l’intention très marquée de lui pulvériser la gueule. « J’ai la rage ! Toi t’es rien, t’as pas la rage ! ». Et il avait raison. Je n’avais pas la rage.
Un affrontement aurait été, dans ces conditions, très en défaveur de mon corps. Il n’était pas en condition pour se battre contre un enragé. Mon corps a tourné les talons et repris sa marche.
Je m’attendais à recevoir un coup de poing dans la nuque ou un violent choc dans les reins (d’autant que le gars revenait vers mon corps à en juger les « me tourne pas le dos sale pédé ! », « enculé ! » et autres invectives peut-être révélatrices de son petit problème narcissique).
L’idée m’est venue d’ordonner à mon corps de courir mais je m’y suis refusé. Je me disais deux choses. La première était qu’il fallait agir comme avec les chiens, ne pas lui laisser sentir que mon corps avait peur. La seconde était que, si mon corps devait l’affronter sur un pied d’égalité, il fallait que la rage vînt aussi en lui, et, pour cela, je comptais sur un premier coup que le gars me donnerait en traître pour le stimuler.
Le fait est qu’il ne m’a pas suivi dans la rue d’Elbeuf. Je suis donc rentré chez moi et j’ai allumé mon ordinateur.
Mon Dieu, je n’avais encore jamais fait le calcul, mais cet individu a raison, voilà une année pleine que mon cerveau s’est détaché de mon corps. Lorsque j’ai entrepris la rédaction de ce mémoire, je n’envisageais pas qu’il pût être un jour lu par un autre que toi (ce « toi » n’est que fiction puisqu’en admettant même que tu aies connaissance de cette entreprise, je doute que tu aies jamais la patience d’aller jusqu’ici). J’ai longuement regardé le commentaire du 20 octobre. Il ne m’était pas apparu, non plus, que je pusse dormir en cet instant si particulier de ma vie.
La perspective de n’être jamais lu n’est pas triste, ni désespérante. Je dois même dire que cela m’enchantait de savoir les heures, les années passées à écrire, s’envoler dans le ciel, comme les morts de notre enfance.
J’ai allumé une cigarette et j’ai répondu.

hok
        HOK

                        hok

20 oct. 2012

Écrire & Fumer (14)

Mon corps était hier au centre commercial. Pour acheter des chaussettes et des caleçons (de type boxer). Ces achats peuvent surprendre de la part d’un corps qui n’a plus vraiment toute sa tête.
Mais tu n’es pas dupe, n’est-ce pas, tu sais parfaitement ce que cela signifie.
Alors pourquoi ne pas rester avec des chaussettes trouées et des boxers râpés ? Simple considération esthétique, peut-être, ou éthique (ce qui revient au même)… Je n’ai aucune intention de mépriser mon corps et de le traiter par dessus la jambe, sous prétexte que son cerveau l’a déserté. Si mon cerveau s’est fendu d’une parka fourrée orange à bord du Tsibalt, mon corps peut bien s’acheter une poignée de paires de chaussettes et de caleçons taille L.
Je le redirai bientôt, mon corps n’a pas beaucoup d’idées. Mon corps se garde donc d’avoir un avis sur tout. Concernant les chaussettes et les caleçons, mon corps se limite aux choses ternes et classiques, banales, ce que tu appellerais les basics.
Dès l’entrée du magasin, mon corps fut frappé par la tenue atroce d’une vendeuse.
La pauvre étant probablement obligée, par contrat, d’être un miroir de la mode féminine du moment, mon corps a d’abord cru que ce n’était pas le choix de la vendeuse de porter des pantalons informes, courts et serrés aux mollets, à l’entre-jambes lâche, aux cuisses ballotantes. Son « haut » (une chemise ?) était un virulent manifeste contre l’idée de forme, quelle qu’elle soit, puisqu’il tenait plus du sac troué aux bras et à la tête. Le tout était « coupé » dans des tissus imprimés que mon corps n’aurait pas souhaités aux fenêtres de mon pire ennemi.
Mon corps a ensuite vu une autre vendeuse vêtue d’un combi-short. Un combi-short. Est-ce bien le terme ? C’était un bleu de travail passé à l’eau Daquin, porté sur un collant, coupé et échancré au niveau de l’aine, avec des manches chauve-souris.
Elles n’avaient pas l’air malheureux, ces petites vendeuses, ce qui a fait dire à mon corps qu’à quarante ans, étant devenu un vieux con, il ne comprenait plus rien au monde que mon cerveau regardait, avec bonheur, disparaître derrière la ligne de l’horizon antarctique.
Ce n’était certes pas la première fois que mon corps remarquait que les femmes s’habillaient de façon étrange (n’y vois aucune attaque, tu as toujours été d’une parfaite élégance). Mais là, dans ce magasin, ce fut une révélation : il me confirma que mon cerveau avait eu raison de quitter un monde où les créateurs de mode étaient de jeunes psychopathes au nez poudré de cocaïne, des types défoncés au champagne à l’arrière d’un Hummer de milliardaire russe roulant comme un dingue dans les rues boueuses d’une ancienne république soviétique, des escrocs surpayés flashant sur des femmes fagotés de fringues bariolées récupérées dans les poubelles des années quatre-vingt.
Mon corps se pressait donc de rentrer à la maison, muni de ses achats, quand il arriva peu avant l’angle des rues Couture et d’Elbeuf.
Le gars, que je n’avais pas vu venir, s’est écrié avec rage : « J’ai une sale gueule mais j’ai un putain de beau corps ! ». Le gars tenait son tee-shirt au-dessus du nombril et exhibait un ventre bronzé, soigneusement bodybuildé, l’ensemble pouvant être comparé, sans exagération, à une « tablette de chocolat ».
Son visage n’était pas hideux, ses cheveux longs étaient tirés en arrière par une sorte de serre-tête à la façon de certains footballeurs, mais quoiqu’il en soit, mon corps n’avait pas encore réalisé que le gars s’adressait à moi.
Il est vrai que mon corps ne pouvait tenir la comparaison avec le sien. Mon corps pèse quatre-vingts kilos pour un mètre quatre-vingts (je n’ai jamais fait de sport), et, sans être gros, mon corps a du bide, tu le sais bien. À ce stade, il n’y avait donc rien à redire, et, si le gars lui en avait laissé la possibilité, mon corps aurait convenu qu’il disait vrai pour ce qui était de la comparaison du sien et du mien, mais qu’il se trompait certainement pour le visage.
Les choses sont allées très vite, et, je te le rappelle, mon cerveau était loin de cette rue Couture que mon corps s’apprêtait d’ailleurs à laisser pour remonter la rue d’Elbeuf jusqu’à la maison.
Le temps qu’il réalise que le gars s’adressait à moi, le gars m’avait dépassé. Ce qui ne l’empêchait pas de hurler : « T’as un faux corps, t’as une fausse tête, je t’emmerde ! ».

19 oct. 2012

Écrire & Fumer (13)

Pour le coup, ce fut le cerveau de Phil qui se mit à bouillonner. Ce gamin (le planctologiste avait quinze ans de moins que le cerveau de Phil) lui donnait à présent des leçons de vocabulaire. Le cerveau de Phil ressentit un besoin impérieux de se prendre une dose de nicotine. Il passa instantanément de la colère à la joie la plus primesautière. C’était la première fois de sa vie qu’il avait vraiment envie de fumer. C’était un miracle. Il allait enfin devenir un vrai fumeur !
Le cerveau de Phil se prit à sourire. De toutes ses dents. Tommaso recula d’un pas, prêt à parer un coup.
« Je crois que je vais m’en griller une, ça te dit ?
Tommaso souleva un sourcil.
— Je ne fume pas, dit-il, toujours sur la défensive.
— Tu as tort (le cerveau de Phil leva le doigt de manière sentencieuse), car comme dit Sganarelle dans le Dom Juan de Molière, « Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie (Phil-en-entier avait tenu le rôle en 1986, au club théâtre du lycée), il n’est rien d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme. »
— Et cet enculé de Poquelin a palpé combien de la British American Tobacco pour chier cette daube ?
Le cerveau de Phil ne se laissa pas démonter. Il était sûr que Tommaso ne connaissait rien au sens du mot daube.
— Je n’ai jamais compris comment un mode de cuisson à l’étouffée a pu tomber dans le registre argotique pour désigner… euh… quoi déjà ?
— Logique. De la cuisine on est passé à la chimie de la drogue, et de la drogue on est naturellement passé à merde, dit Tommaso avec flegme tandis que le cerveau de Phil ouvrait le placard où il savait avoir stocké sa réserve de tabac à rouler.
— Mais on aurait pu tout aussi bien passer directement de la cuisine à la merde…
Rien ne pouvait plus entamer le moral du cerveau de Phil. Il tourna la tête vers Tommaso et lui fit un sourire narquois lui signifiant qu’il ne tomberait pas dans le panneau cette fois-ci. Tommaso devint livide. Le cerveau de Phil l’interrogea du regard.
— La termitière est dans ton placard », articula Tommaso.
Des milliers de fourmis blanches grouillaient sur les verres et les assiettes. Cela fourmillait littéralement de termites. Les bestioles blanches couvraient tout et le tout se contractait et se dilatait comme la peau des couilles au contact d’un chaud et froid. Sous ce grouillement dégoûtant, le cerveau de Phil reconnut l’emballage jaune d’un des cinq paquets de tabac à rouler. Le blister plastique et la pochette en papier étaient déchiquetés.

17 oct. 2012

Écrire & Fumer (12)

Dave se redressa, raide comme un « i » devant le joystick qui lui servait à manœuvrer le navire (on vit le titre du roman : L’étrange agonie). Il regardait Phil comme si ce dernier venait de provoquer une mutinerie et qu’il était question de le jeter à la mer.
— Monsieur Thevet, trouvez la colonie et détruisez-la, ordonna le second.
Tommaso attrapa le cerveau de Phil par le bras et le fit sortir de la passerelle. L’océan n’avait plus rien d’un décor en carton peint. L’étendue grise était hérissée de crêtes écumeuses et de plaques de glace à la dérive. Le ciel était de la même teinte grise, quoiqu’un ton plus clair. La température avait chuté à moins quinze degrés et un vent violent se levait.
— Le navire est en acier ! dit le cerveau de Phil comme s’il avait trouvé la solution au problème des termites, une solution à laquelle ces marins expérimentés n’avaient pas pensé.
— Baisse la tête, dit Tommaso, regarde tes pieds.
— Quoi, mes pieds ?
Le cerveau de Phil baissa les yeux et vit que le pont était en teck.
— Mais c’était de l’acier !
— On n’est pas sur un vrai brise-glace, coco, tiqua Tommaso. Ce bateau sort de ton cerveau à la con et je dois dire que tu n’as pas vraiment pris la peine de te documenter avant de nous enrôler sur cette épave. Je me demande comment on a pu survivre au passage de Drake. Tes termites vont nous bouffer le moindre centimètre cube de bois qui couvre ce navire. C’est sûr, il ne va pas couler. La double coque est en acier, mais les termites vont réduire en poussière les ponts, les cloisons et les portes, mais surtout, elles font bouffer tous les putains de câbles électriques ! »
Une grosse houle d’ouest se mit à faire tanguer le Tsibalt. Le cerveau de Phil vit les trois cocottes Seb glisser sur le pont et se fracasser contre le bastingage. On aurait dit trois pierres de curling lancées par un trio d’Écossais alcoolisés.
« Qu’est-ce qu’elles foutent dehors tes cocottes ? Tommaso avait les yeux comme des billes.
— La vapeur ! J’allais quand même pas embuer la cambuse !
— Tu sais que tu peux passer le couvercle sous l’eau froide…
Tommaso et le cerveau de Phil saisirent chacun une cocotte et rentrèrent dans la cambuse. Le cerveau de Phil ressortit et revint avec la troisième, qu’il posa sur la gazinière, vexé que Tommaso, ce primate de la gastronomie, ce bouffeur de barres chocolatées Lion et de babybel, se permette de lui donner des leçons de cuisine.
— Bon, explique-moi en quoi cette foutue termite n’est pas une franc-tireuse isolée à des milliers de kilomètres de sa colonie ! Et qu’est-ce qui prouve d’abord qu’elle a embarqué dans mes jardinières et pas dans l’un de vos trous du cul de scientifiques ?
— C’est quoi la fumée qui sort de cette casserole ?
— Merde ! Merde ! Merde !
Le cerveau de Phil souleva le couvercle avec un torchon et vit que presque toute l’eau s’était évaporée. Il remplit de nouveau la casserole et la remit sur le feu.
— C’est un termite, qu’on dit, lança Tommaso, c’est du masculin ».

15 oct. 2012

Écrire & Fumer (11)

« Saleté de fourmi, qu’est-ce que tu fous dans ma cuisine ? », dit le cerveau de Phil à voix haute, puis, après une ou deux secondes de réflexion, « Qu’est-ce que tu fous sur mon navire ? ».
Le cerveau de Phil se doutait que les fourmis ne se refusaient pas de temps un autre une petite croisière. Elles avaient ainsi pu coloniser des régions du globe où elles avaient décimé et supplanté des espèces indigènes moins coriaces. « Saleté de colonialistes génocidaires », ajouta-t-il. « Et nom de Dieu, j’ai jamais entendu dire qu’il existait des fourmis blanches. Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? ».
Le minuteur électronique sonna la fin de cuisson. Le cerveau de Phil coupa le gaz et sortit une à une les cocottes sur le pont où il libéra la vapeur. À cause de la température extérieure plutôt frisquette, les trois panaches de vapeur avaient quelque chose de poesque dans l’immensité subaustrale.
Le cerveau de Phil n’attendit pas que la pression soit retombée. Il enfila sa parka et se dirigea vers la passerelle. Tommaso était spécialiste du plancton végétal, mais il devait avoir quelques notions d’entomologie.
Sur la passerelle étaient présents le second capitaine Erik Hansen, le timonier David « Dave » David et Tommaso Thevet, le planctologiste. Une odeur de tabac froid flottait dans l’air.
« ’lut, dit Dave sans lever le nez de son roman (on l’appelait Dave pour éviter la confusion avec son nom).
— Monsieur Pétun, quelle stupéfiante surprise ! s’écria le second capitaine dans une allitération ostensiblement surjouée, qu’est-ce que notre coq nous mijote aujourd’hui, pas cette horreur de gratin de bettes congelées, j’ose espérer !
— Osso bucco, répondit le cerveau de Phil avec méfiance.
— Osso bucco !, reprit Tommaso en surjouant l’accent italien et sans décrocher ses yeux du sonar.
Erik Hansen chaussa ses jumelles Steiner Commander et scruta l’horizon désespérément vide. Le cerveau de Phil identifia que l’odeur de tabac froid venait des vêtements du second. La chose l’étonna, parce que le second ne fumait pas.
— Que puis-je pour vous, monsieur Pétun ?
— Hum, eh bien, je venais profiter des lumières de monsieur Thevet au sujet d’une… enfin, j’ai trouvé une fourmi dans ma cuisine.
Erik Hansen continua de scruter l’horizon.
— Une fourmi, vous dites, et comment comptez-vous l’assaisonner ?
Le cerveau de Phil sentit qu’il ferait mieux de tourner les talons. Le second capitaine tolérait à peine qu’on vienne sur la passerelle sans raison valable (ce qui restait toutefois la marque d’une certaine ouverture d’esprit comparé au commandant de ce navire). Tommaso était venu consulter le sonar à la recherche d’un éventuel banc de poissons qui annoncerait la présence de zooplanctons, eux-mêmes annonciateurs de phytoplanctons…
— Bon, je pense qu’avec un peu de miellat de puceron, cela pourrait convenir à vos palais délicats. C’est plein de vitamine, paraît-il, quoique j’ignore si les fourmis blanches sont aussi goûteuses que les noires ou moins poivrées que les r…
Le second baissa la paire de jumelles, livide.
— Des fourmis blanches ?
— Coptotermes formosanus…, murmura Tommaso en décrochant du sonar. Son regard avait perdu de son ironique joyeuseté.
— Euh, non en fait, je n’en ai vu qu’une seule, elle a dû embarquer dans le terreau de mes jardinières.
Le second eut le souffle coupé, comme englouti sous une vague scélérate.
— Une seule ! (il avait refait surface) Mais bon sang, Pétun, s’il y en a un, il y en a forcément un million à bord !
— On va tous crever à cause de tes foutues herbes, lança Tommaso.
— Un… un million de fourmis ? Je… c’est dangereux ?, dit le cerveau de Phil avec le sentiment qu’il aurait dû s’abstenir.
— Pas des fourmis !, s’exclama Erik Hansen, des putains de termites !

13 oct. 2012

Écrire & Fumer (10)

Les choses s’étaient passées ainsi. Lors d’une de leur brève discussion à l’occasion du retour de Sabine à la maison (elle venait de passer le week-end chez son père), Sami en était venu à parler d’Edgar Allan Poe en termes peu flatteurs.
Était-ce parce que Sabine avait parlé d’adopter un perroquet et que, de fil en aiguille, les deux hommes en étaient venus à évoquer les corbeaux qui eux aussi sont capables de parler ? Phil-en-entier avait alors cru nouer un début de complicité intellectuelle avec Sami en assurant à sa fille qu’un corbeau serait du meilleur effet et qu’il serait encore du meilleur effet de l’appeler Nevermore…
Sami avait ricané de cette référence prétentieuse à La Genèse d’un poëme. Il avait prétendu que Poe était un médiocre prosateur (il avait dit prosateur, cela avait irrité Phil-en-entier) et que le comble du ridicule avait été atteint avec Gordon Pym, notamment, à la fin du roman, quand émergeait du pôle sud la figure « blanche comme neige » de Dieu. C’était là, avait-il dit avec mépris et condescendance à l’égard du peu de sens critique de Phil-en-entier, une vision coloniale et raciste d’un très mauvais goût. Preuve en était la mort du pauvre sauvage Nu-Nu qui n’avait pas pu supporter la vision de ce Dieu Blanc. Ridicule !
La conversation s’était envenimée. Phil-en-entier avait lâché que les Turcs n’étaient pas les mieux placés pour donner des leçons d’anticolonialisme et qu’il serait peut-être préférable qu’ils commencent par regarder leur propre histoire en face. Après un silence oratoire de deux secondes, Phil-en-entier avait ajouté (car Phil-en-entier cumulait alors emphase et grandiloquence) : « Mais je me trompe sans doute, l’empire ottoman et le génocide des Arméniens sont peut-être de “meilleur goût” (Phil-en-entier avait fait le signe des guillemets avec les doigts) que le supposé racisme de Poe… ».
Sami était devenu livide, avait fermé les poings et avait dit à Phil-en-entier, mâchoires serrées, de sortir de chez lui sur le champ.
Phil-en-entier l’avait regardé fixement, et, mâchoires serrées lui aussi, avait traité Sami de connard. Sabine s’était mise à pleurer. Pénélope était accourue (un fouet à monter les blancs en neige à la main). Sabine avait raconté que son père avait traité Sami de connard. Pénélope lui avait adressé son regard le plus sombre et lui avait dit, en détachant chaque syllabe comme si elle s’adressait à un dangereux crétin (ou à un idéologue) : sors-de-chez-moi.
Phil-en-entier s’était exécuté. Honteux et furieux. Et il avait directement filé au centre commercial s’acheter un exemplaire des Aventures d’Arthur Gordon Pym.

12 oct. 2012

Écrire & Fumer (9)

Le cerveau de Phil rangea le cahier de brouillon et remarqua qu’un fragment de feuille de basilic se baladait sur le plan de travail. Il approcha l’œil et vit que la feuille était portée par une grosse fourmi blanche. « Rends-moi ça tout de suite ! », s’indigna-t-il, saisissant le bout de feuille entre le pouce et l’index et le secouant vigoureusement.
La fourmi refusa de lâcher prise. Elle s’accrochait au bout de basilic avec l’insolence d’un insecte pouvant porter cinquante fois son poids (ce qui est somme toute assez ridicule au regard du bousier qui peut soulever 1.141 fois sa masse, lui dirait bientôt Tommaso). Le cerveau de Phil s’immobilisa, approcha encore l’œil et contempla la fourmi agrippée au basilic. La bestiole ne voulait vraiment pas lâcher prise. Le cerveau de Phil souffla sèchement sur la feuille. La fourmi ne céda pas davantage. Alors, le cerveau de Phil arma l’index et le pouce de sa main gauche et fit charcler l’insecte d’une pichenette olympique. La fourmi fut propulsée contre le mur, roula, et avant qu’il n’ait pu l’achever, la bête s’était engouffrée dans un interstice entre le plan de travail et la cloison en inox.

Le cerveau Phil avait quarante ans (par chance, il avait le même âge, à quelques années près, que son corps). Il devait son engagement de coq sur le Tsibalt à un type qu’il détestait. Mais il devait l’admettre : ce boulot était le meilleur boulot qu’il ait jamais eu l’occasion de faire. Ce type qu’il détestait avait pour nom Sami Kemal, Kemal comme Atatürk ou comme Yachar Kemal, le romancier.
Sami était un brillant universitaire, un brillant romancier (un ou deux crans en dessous de Yachar), et, probablement, un brillant amant. L’ex-femme de Phil-en-entier, Pénélope, lui vouait une adoration sans aucune forme de soumission, un amour sincère, attentionné et tendre. Sami et Pénélope avaient deux enfants, un garçon de quatre ans, Hector, et une fille de six ans, Hélène. Adorables. Sami s’occupait de Sabine, et de ses crises d’adolescente de dix-sept ans, comme il l’aurait fait de sa propre fille, avec fermeté et patience. Sabine adorait son beau-père, même si elle lui réservait de temps à autre ces fameuses colères et bouderies qui émaillent l’ordinaire des relations père-fille, rien de plus.
Phil et Pénélope s’étaient séparés quand Sabine avait dix ans. L’épreuve avait été rude. Surtout lorsque Phil-en-entier avait compris que Pénélope tirait le plus grand bénéfice de leur séparation. Elle avait maigri de quinze kilos, recommençait à prendre soin d’elle et avait repris ses études (inutile de préciser que Sami Kémal était son directeur de mémoire).
Il lui apparut alors que ce n’était peut-être pas lui qui avait quitté Pénélope, mais plutôt elle qui l’avait poussé à la quitter. Pénélope avait préféré céder à la facilité, compréhensible, mais moralement discutable, d’endosser le rôle de la femme bafouée et de la mère trahie plutôt que celui de la femme légère et de la mère indigne…
Ne crois toutefois pas que Sami soit directement en cause dans l’embauche du cerveau de Phil sur le Tsibalt. Sami n’a pas fait jouer ses relations universitaires. Le cerveau de Phil ne l’aurait ni demandé ni permis, et Sami n’aurait d’ailleurs jamais pris cette initiative. S’il lui devait son engagement à bord, c’était indirectement, et sans que Sami n’en eût conscience.

11 oct. 2012

Écrire & Fumer (8)

« On mange quoi, Phil ? », Tommaso avait l’air suspicieux. Le spécialiste des phytoplanctons mangeait une barre chocolatée Lion. Le spécialiste des phytoplanctons était un problème pour le cerveau de Phil. Tommaso avait en horreur les oignons, l’ail et tout ce qui pouvait être crudité, herbes ou salades. Phil le soupçonnait d’avoir choisi cette discipline parce qu’elle lui permettait d’embarquer pour plusieurs mois à bord de navires où, par la force des choses, il était difficile à un cuistot de travailler des produits frais.
« Du plancton », répondit le cerveau de Phil. Tommaso découvrit des dents d’un blanc éclatant et se mit à rugir de plaisir. Il adressa un clin d’œil au cerveau de Phil et se dirigea vers la passerelle.
Le cerveau de Phil poussa la porte de la cambuse et regarda, perplexe, autour de lui. C’était la première fois qu’il mettait les pieds dans sa cuisine.
Le cerveau de Phil savait néanmoins que l’endroit lui serait bientôt familier. Il était « coq » à bord du Tsibalt depuis longtemps (c’est-à-dire avant qu’il fût devant le fait accompli que son cerveau s’était détaché de son corps) et aucune des quinze personnes de l’expédition n’était encore morte de faim. Comme pour le spécialiste du phytoplancton, il connaîtrait instinctivement les goûts et les tabous alimentaires de chacun. Le cerveau de Phil se dit qu’il lui suffirait d’entrer en contact avec les choses et les gens pour saisir leur rôle dans cette histoire.
Trois cocottes Seb sifflaient sur le gaz. Le minuteur électronique indiquait trois minutes de cuisson. Le plan de travail était nickel. Aucun déchet de préparation, aucun couteau, aucun ustensile souillé ne traînait hors de sa place. La passoire était suspendue avec les casseroles en inox, les couteaux rangés sur leur rack magnétique. Un exemplaire des Aventures d’Arthur Gordon Pym était posé à côté de la jardinière à basilic frais.
« Tekeli-li !, chanta le cerveau de Phil avec emphase, voici mon royaume immaculé ! »
La cuisine ne faisait pas plus de neuf mètres carrés mais elle était parfaitement agencée. Le cerveau de Phil huma l’air et distingua une fraîche odeur de sauge et de zeste d’orange. Tommaso allait encore être déçu. Le cerveau de Phil mit la main sur un petit livre de recettes et vit qu’il était corné à la page osso bucco. Il empoigna l’immense casserole, la remplit d’eau et la posa sur le feu, « bordel de Dieu, pensa-t-il, je suis à la bourre. ».
Il jeta une poignée de gros sel et remit le couvercle. Il faisait chaud, le cerveau de Phil ôta sa parka qu’il suspendit à la patère derrière la porte où il reconnut son tablier. Il passa la main sur la toile de coton bleu et le noua autour de ses hanches. Il chercha la sauge du regard et ne vit que la jardinière de basilic. À en juger le fumet s’échappant des cocottes Seb, il ne devait pas s’agir de sauge lyophilisée.
D’instinct, le cerveau de Phil ouvrit le placard à côté de la chambre froide. C’était une chambre du culture hydroponique. Le parfait matériel du cultivateur de cannabis. Sauf que se trouvait là, boostée à l’engrais bio, une bonne demi-douzaine de plantes aromatiques : basilic, sauge, coriandre, persil, ciboulette, menthe et citronnelle… Le cauchemar de Tommaso sous une lampe au sodium.
Le cerveau de Phil se demanda pourquoi il avait sorti la jardinière de basilic de la chambre de culture. Voulait-il en parsemer les penne qui accompagneraient l’osso bucco ? Cela ferait-il bon ménage avec la sauge et le zeste d’orange ? En sa qualité de coq formé sur le tas et se servant encore des béquilles du livre de recettes, il se demanda si ça valait vraiment le coup de sacrifier les rares feuilles encore intactes. Il ouvrit le tiroir sur sa droite, en sortit le petit cahier de brouillon où étaient listés les menus pour chaque jour de l’expédition et, à la date du … , lut qu’il était soigneusement écrit « osso bucco + penne rigate ». Il tourna les pages, et, trois jours plus tard, le cerveau de Phil lut qu’il avait prévu de faire un minestrone. Il serait préférable de garder les dernières feuilles pour la soupe.

10 oct. 2012

Écrire & Fumer (7)


        

                                (hok)














                                                                                 (hok)



putain !

8 oct. 2012

Écrire & Fumer (6)

 (hok)

                                                                   (hok)

Emma Kolinski avait donc été moins sensible au syndicalisme du corps de Phil qu’à son rapport à la cigarette. Bien qu’elle fût intéressée par la question du livre numérique, celle de la rémunération des auteurs n’avait aucune consistance à ses yeux.
Elle était convaincue (bien que n’ayant jamais vraiment pris la peine d’examiner le sujet en profondeur) que la création littéraire devait être séparée des questions d’argent (les autres artistes devant pour leur part être dûment rémunérés).
En vertu de cette croyance universellement (hok) (et paresseusement) répandue, y compris dans leurs propres rangs, les auteurs étaient exclus du droit du travail et se retrouvaient livrés au bon vouloir des éditeurs, et, sans recours réellement possible, sommés de croire sur parole des gens, qui, la plupart du temps, leur jouent du pipeau.
Ainsi, ne bénéficiant ni d’un revenu minimum, ni de droit au chômage, ni de subventions publiques (ou alors « peanuts » par rapport à celles du spectacle vivant), les auteurs représentent, dans la classe des travailleurs intellectuels et artistiques, celle des sous-prolétaires (chose singulièrement étonnante quand on sait que le livre reste le « produit culturel » le plus démocratique, le plus populaire et le plus accessible, et cela, loin devant le spectacle vivant).
En comparaison du statut social des auteurs, celui des « intermittents » du spectacle, terme au demeurant maladroit, et qui recouvre toutes sortes de situations, des plus confortables aux plus précaires, offre de bien meilleurs filets de sécurité. Les gens du spectacle ont, au moins, la possibilité de vivre (même mal) de leur activité. Mieux, en cas de perte de leur travail ou d’empêchement de le faire, ils ne se retrouvent pas, du jour au lendemain, réduits à toucher l’Allocation de solidarité spécifique (ASS).
(hok)
La jeune blogueuse, pourtant très au fait des arcanes du monde de l’édition, avait évacué de son esprit qu’un lot de la production éditoriale française était le fait d’auteurs tâcherons. Et ceux-là avaient le droit, tout autant qu’un musicien de studio, qu’un comédien ou qu’un danseur professionnel ou que n’importe quel autre travailleur, de vivre décemment de leur travail.
Elle reconnut de bonne foi qu’elle n’avait jamais pensé que les auteurs de bouquins de commande étaient des « travailleurs » de l’écrit. Elle finit par convenir, mais sans vraiment s’en affliger, que ces « travailleurs » (les guillemets étaient de son fait) étaient peut-être les seuls au monde à qui l’on refusait sans broncher le droit élémentaire et primordial à être rémunéré.
Le corps de Phil alluma une cigarette. Un affreux hoquet déforma son visage. Myoclonie phrénoglottique. Il proposa à Emma Kolinski de continuer (hok) leur conversation autour d’un ca(hok)fé. Elle lui sourit et le corps de Phil ne la revit pas avant longtemps.
(hok)
(hok)


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6 oct. 2012

Écrire & Fumer (5)

Je suis à bord du Tsibalt et je fume, accoudé au bastingage. La cigarette peut durer des heures, mon cerveau n’a pas encore eu le courage d’animer l’image du navire scientifique cloué à la surface de l’océan Antarctique.
Mon cerveau est accoudé au bastingage, vêtu d’une épaisse parka orange (une veste de quart, je crois bien). Mon cerveau grille cette cigarette sans fin. L’image est figée.
Mon cerveau n’a pas encore le courage de laisser cette image s’animer, parce qu’il résonne encore des atroces Tekeli-li !, qui hantent les dernières lignes de l’avant-dernier chapitre des Aventures d’Arthur Gordon Pym.
Peut-être craint-il de se diluer dans la « blancheur parfaite de la neige » qui jaillirait devant lui. Un putain d’écran blanc.
Mais là, vois-tu, j’en ai plein le cul. Je reste à bord du Tsibalt et je jette cette foutue cigarette dans l’océan. La cigarette rebondit sur les vagues en carton. Quelques cendres brûlantes roulent sur la peinture gris foncé du décor antarctique, puis elle s’immobilise sans pouvoir s’éteindre.

Le corps de Phil avait ensuite demandé comment l’éditeur pouvait être aussi confiant alors que le marché était pour le moment inexistant, « peanuts », comme il disait. Il avait renouvelé ses craintes quant à ce que laissaient peser les actuelles conditions contractuelles sur l’avenir proche des auteurs en cas de montée en puissance de la part du numérique dans les ventes d’ouvrages.
Le représentant du SNE avait alors invariablement répondu « faites-nous confiance ». Il disait aussi « c’est très compliqué » quand le corps de Phil lui demandait de montrer les études et les documents sur lesquels l’éditeur s’appuyait, lorsqu’il affirmait, notamment, que l’exploitation d’une œuvre numérique coûtait plus cher que celle d’un livre papier…
La commission n’avait pas été convaincue par les « faites-nous confiance » et les « c’est très compliqué » du SNE.
Le corps de Phil avait alors profité de l’ouverture pour déclarer à la commission que son syndicat n’était pas venu au ministère « pour partager les miettes d’un gâteau virtuel qui n’existait pas encore » mais pour l’alerter sur une question qui n’était autre que la survie matérielle des auteurs.
Mais son insistance dans ce domaine commençait à indisposer les membres de la commission.
Si les conditions contractuelles ne changeaient pas pour les auteurs face à un marché numérique émergeant, avait-il encore plaidé sans se rendre compte que plus personne ne l’écoutait, plus aucun auteur n’aurait la possibilité matérielle de vivre de son travail (les auteurs ne pouvaient guère compter sur les droits accessoires, plafonnés, pour palier la perte de revenus liée à la baisse du prix du livre numérique), ce qui reviendrait à inscrire dans le marbre de la loi que seuls les rentiers et les personnes ayant un métier suffisamment rémunéré, et disposant de beaucoup de temps libre (le corps de Phil avait un peu lourdement sous-entendu « les profs »), pourront accéder à la création littéraire car celle-ci serait devenue de facto une activité bénévole interdite aux classes ouvrières ne pouvant, par définition, sacrifier leur gagne-pain et les cinq semaines de congés destinées à la reconstitution de leur force de travail à une tâche exténuante et non rémunérée. « C’est une certaine idée de la littérature qui est ici en jeu », avait-il pompeusement déclaré.
Phil avait encore évoqué la baisse constatée des avances sur droits (il faudrait diviser le centime en « millimes » pour donner une idée du tarif horaire de la création littéraire) à laquelle était assortie une attitude quasi-esclavagiste des éditeurs, ceux-ci étant non seulement contents de diminuer la rémunération de la création, mais ayant le culot d’exiger des auteurs qu’ils leur fournissent des fichiers numériques prêts à publier sans aucune contrepartie ou compensation financière (alors qu’avant l’ère de l’informatique, la « saisie » du manuscrit était à la charge financière de l’éditeur).
Le corps de Phil vit que les membres de la commission avaient cessé de prendre des notes, mais il continua.
L’injustice était d’autant plus criante dans le domaine de la bande dessinée et de l’illustration jeunesse puisque les dessinateurs et les coloristes fournissent des fichiers prêts à imprimer sans que leurs éditeurs ne les défraient ou ne leur fournissent le matériel coûteux requis par cette tâche qui, effectuée par n’importe qui d’autre, relèverait d’une prestation dûment facturable.

5 oct. 2012

Écrire & Fumer (4)

Emma Kolinski fut impressionnée par le hoquet du corps de Phil. Bien plus que par son compte-rendu. La jeune femme tenait un blog littéraire et avait contacté Phil (du moins, son corps) pour qu’il lui fasse un topo (sous couvert d’anonymat) de l’avancée des travaux de la commission chargée de trouver un accord entre auteurs et éditeurs sur cette épineuse question du livre numérique.
Mon corps ne devrait pas écrire des phrases aussi longues.
Phil et son syndicat d’auteurs agissaient au sein du Conseil permanent des écrivains (CPE) — qui est le « front commun des organisations d’auteur » dans les négociations avec le Syndicat national de l’édition (SNE).
CPE et SNE s’étaient rencontrés de multiples fois autour de la question du numérique, mais chaque rencontre s’était soldée par une fin de non-recevoir des éditeurs ou par une contre-proposition très en-dessous des revendications du CPE (les auteurs demandant en substance de tirer de l’exploitation numérique une rémunération au moins égale à celle du livre papier ; de ne pas céder leurs droits, comme pour le papier, pour une durée de soixante-dix ans après leur mort, mais pour une période renouvelable de trois à cinq ans ; que l’éditeur leur garantisse qu’il n’y aurait pas de modification de leur œuvre, par l’ajout de liens, de musique ou de tout autre élément, sans leur accord explicite ; enfin, que l’obligation légale des éditeurs de procéder à une « exploitation permanente et suivie » soient clairement redéfinie, puisqu’un fichier englouti dans les entrailles du web ne peut raisonnablement pas répondre à cette obligation).
« Nous ne pouvons pas prendre le risque de séparer le contrat du livre papier de celui du numérique, avait dit le représentant du SNE. Imaginez que nous fassions toute la promotion et que l’auteur se réserve les droits numériques ! Nous ne pouvons pas investir en pures pertes ! »
Le corps de Philip pensa, plus tard, qu’il aurait dû répondre « faites-nous confiance », mais il n’était qu’à sa première vraie grande négociation (auparavant il n’avait fait que du lobbying syndical auprès d’une poignée de députés visiblement peu concernés par le sujet).
Le représentant des éditeurs était agacé par l’insolence des auteurs. Ces derniers s’autorisaient à lui demander des comptes, à lui et à ses collègues du SNE, alors que le marché numérique représentait « peanuts » des ventes d’ouvrages (le deuxième représentant du SNE était arrivé avec une demi-heure de retard, interrompant le corps de Philip et la commission par des considérations outrées et peu compréhensibles sur la difficulté qu’il avait eue à trouver la salle de réunion, et sans prendre la peine de s’excuser) : « Je ne vois pas pourquoi vous vous excitez sur le numérique, les ventes sont inexistantes, nous sommes venus ici uniquement parce que nous sommes bien élevés », avait déclaré le premier éditeur, pendant que son collègue trouvait son siège, sous-entendant que les auteurs présents étaient des fanatiques sans éducation.
L’éditeur s’était en outre généreusement gratifié, à plusieurs reprises, de l’épithète « pragmatique » et avait qualifié les syndicats et organisations d’auteurs présents d’« idéologues » (ce qui, dans son langage, signifiait « dangereux crétins »).
« Pour le moment, le marché est inexistant ? C’est aussi ce que disait l’industrie du disque dans les années quatre-vingt-dix », avait répondu le corps de Phil sans relever l’attaque de l’éditeur.
« Le marché basculera un jour ou l’autre, reprit-il. Par votre immobilisme, vous prenez le risque d’imposer à vos auteurs des conditions qui les feront vous fuir à très court terme. Les auteurs n’auront d’autre choix que de se jeter dans les bras d’Amazon ou de Google, lesquels leur font déjà des offres plus correctes. En fait, nous, les auteurs, nous voulons vous empêcher de suicider l’édition française… »
Le corps de Phil aurait dû s’abstenir. L’éditeur sourit, il avait marqué un point.
« Nous touchons en moyenne huit ou dix pour-cent du prix public hors taxe (le corps de Phil était remonté en selle), soit environ un euro et quarante centimes sur un livre à quinze euros, prix public, or, si nous gardons le même pourcentage sur un livre numérique à cinq euros, il ne nous restera que quarante-six centimes par exemplaire vendu, soit une rémunération, pour le même travail, divisée par trois ! »
Merde ! le corps de Phil s’était rendu compte qu’il avait perdu l’attention de plus de la moitié de la commission. Les deux éditeurs jubilaient et le fixaient comme on regarde un idiot empêtré dans une soustraction.
« Trouvez-moi un travailleur qui serait heureux qu’on lui annonce cette bonne nouvelle ! », avait conclu le corps de Phil, un peu piteux (car si le cerveau de Philip avait une fâcheuse tendance à l’emphase, son corps, lui, était grandiloquent).
— Vous vendrez trois à quatre fois plus de livres, vous serez gagnants, au bout du compte…, avait répondu l’éditeur, assuré de sa victoire complète.
— Comment est-ce que vous pouvez nous le garantir ? Nous ne savons rien de ce marché émergeant.
— Faites-nous confiance. »