30 oct. 2013

Le Nuage (71)

L’amas des corps accidentés sous nos pieds — pieds ailés à en croire la vitesse qui nous emporte — est installé sur des tréteaux et déjà une cellule de psychologues et de conseillers fiscaux s’affaire pour recevoir les parents des défunts.

29 oct. 2013

Le Nuage (70)

L’autre voix se tait.

Les corps sont triés. Nous sommes saisis par des bras d’acier. Nous sommes élevés dans l’air conditionné, aromatisé, ionisé. Une hôtesse-opératrice nous accueille comme elle l’eût fait jadis sur un vol long courrier pour l’Amérique.

28 oct. 2013

Le Nuage (69)

Alors, plus rien, ici, n’est à sauver ; dans le suave isolement du chant, la tranquille lueur du bivouac, il y a le massacre qui attend demain. Plus denses qu’au printemps les feuilles et les fleurs…

27 oct. 2013

Le Nuage (68)

Parfois j’entends des chants s’élever au-dessus des bivouacs. Des chants nostalgiques disant la fragilité des choses perdues, la légèreté des femmes et la fraîcheur de leurs bouches ; là, les cailloux sont transparents et bleutés et naviguent dans l’air doré du soir, les oiseaux chantent en latin et apprennent aux hommes à supporter leur ignorance.

21 oct. 2013

Le Nuage (67)

Je lutte contre le silence, c’est un carnage, une nuit désolée. Oh, j’ai l’impression que la faim me pousse à manger mes propres dents, incisives, canines et molaires.
Pas la faim du ventre quand il se tord pour dire avec ses paroles grotesques qu’il veut manger. Non, bien sûr. J’ai faim comme les cavales de Diomède, roi de Thrace.
D’autres fois il me prend l’envie de saisir mon pénis à pleine main et du malaxer dans tous les sens jusqu’à ce que je n’en puisse plus ; cela m’arrive de manières incongrues.

16 oct. 2013

Le Nuage (66)

Je veux qu’ils me laissent tranquille avec leurs regards comme des mains qui voudraient me réduire en m’appuyant sur les épaules.
Le reste je m’en moque. Ô vision odieuse : dizaines de papillons ô jaunes et bruns s’affairent sur les grappes du lilas ; avidement ô se jeter d’une branche à l’autre, bondir comme des êtres sanguinaires ô sur une bête effondrée ; jamais repus ; faim plus tenace que le feu ; ô carnage de fleurs.

15 oct. 2013

Le Nuage (65)

Le seul qui à mon avis soit parvenu à prononcer les premières syllabes, c’est lui, Ulysse. Effectivement — je conçois la mesure du scandale. Que je sois le héraut de cette nouvelle a de quoi provoquer toutes sortes de réactions. Mais j’en suis désolé. Je ne réclame pas les lauriers. Ni le Prix. Je veux simplement que les gens cessent de venir dans ma chambre quand je dors.
Je veux qu’ils arrêtent de tirer les poils que j’ai partout sur le corps, et cela, même si je dors.

14 oct. 2013

Le Nuage (64)

Nestor dit chacun cèle au fond de sa gorge un affreux secret — le secret est un secret parce qu’il ne peut se dire, les mots glissent dessus comme l’eau sur une peau graisseuse.
Il est le même pour tous.
On peut écrire l’histoire de ceux qui ont envisagé, un jour, de dire ; mais ils sont devenus déments, hébétés, des assassins.

11 oct. 2013

Le Nuage (63)

Je veux retrou
ver ma mère.
Oui.
Quand mon père est
parti, j’avais trois ans.
Tu é
tais innocent. Je te vois.
Je me sens tellement vide.
Ces trains qui partent et qui revien
nent vides…
Et Télémaque dit. J’ai écrit des wagons de fascicules sur ces convois.
le Nuage
communique beaucoup. Transparence et vérité. Personne n’a jamais
protesté.
Et Télémaque dit. J’ai aussi fait la promotion des centres de thérapie du Nuage. Je connais tout ça par cœur. Mais je n’ai aucune idée de l’endroit où se trouvent les usines. Elles sont à cent kilomètres au-delà des mers. J’ai lu ça dans le dossier de presse, dit Mentor. [OR LE CHŒUR DIT : Les rhizomes de la distribution.] Pas de moi. Dit Télémaque. Mon père y est depuis vingt ans. Non, c’est de ton père. Où vont ceux qui reviennent ?

10 oct. 2013

Le Nuage (62)

[OR LE CHŒUR DIT : Les choses se reflètent. Résonances, réverbérations, réflexions partout, la chose est répercutée en tous lieux et en tous siècles tandis que sa propre disparition la consume en elle-même, tandis qu’elle s’éteint, ce sont mille milliards d’échos qui peuplent le cerveau, et, ainsi que les signaux du Nuage, les radios, les radars, les appels téléphoniques au nombre plus grand que les étoiles du ciel, cousent la vie et font qu’un homme est parfois l’image d’un désastre, qu’un bonheur parfois le reflet d’un combat. L’air agite les arbres, il nettoie les rues : on ressent les corps immatériels, comme les ombres avides de sang, se chercher les uns et les autres pour s’éprouver dans la fraîche haleine de l’existence. Le vent apporte dans son cabas le chemin du retour — et celui de l’errance. Comme une foule d’êtres courbés il s’engouffre et proteste contre les obstacles — et l’on croit qu’il hurle ou encore qu’il ulule ou qu’il s’égosille, mais ce sont les chambranles des portes, les cordes et les mâts, les tuyaux, qui s’étranglent de terreur (parce que nul ne leur avait appris qu’ils eussent des sentiments).]

7 oct. 2013

Le Nuage (61)

De noirs bouillons de sang s’épanchent aux bouches de l’Œil Rond. Les os brisés n’offrent aucune résistance, sous les piétinements ce sont chiffons et peaux de banane. Mais le dos puissant de la foule-baleine roule ses vertèbres avec la mécanique parfaite d’une horloge. Mentor et Télémaque arrivent. [OR LE CHŒUR DIT : une voix dans la foule] Crevez tous ! Une écaille se dérobe (brusquement). Sous nos pieds s’ouvre un passage secret. Comme un sablier la foule écoule ses corps, vivants et morts, dans l’orifice. Laisse-toi tomber Télémaque. Pourquoi ? Pourrais-je faire autrement ! Dit Télémaque. [OR LE CHŒUR DIT : Les corps sont triés. Mentor et Télémaque saisis par des bras d’acier. Sont élevés dans l’air conditionné, aromatisé, ionisé.]

5 oct. 2013

Le Nuage (60)

Tandis que la foule afflue depuis les soixante-douze avenues d’Ithaque, ceux qui déjà se pressaient sur les mille écailles de l’Œil Rond sont submergés, engloutis, abîmés. Leurs corps sont compilés, on dirait qu’ils forment une forte couche sédimentaire, une argile intraversable épaisse de plusieurs mètres.

4 oct. 2013

Le Nuage (59)

L’officier Mentor rengaine son arme de service. L’officier Mentor ne comprend plus rien — lui non plus. Il fredonne « cocotte, oh-oh, ma cocotte » et dit : « c’était vous ! Je n’ai jamais imaginé que quelqu’un… je croyais… on paye des gens pour écrire ces machins ? ». Votre collègue ! Dit Télémaque. « Oh-oh, elle non plus je pense. » Mais elle est morte ! Dit Télémaque. « Pas d’inquiétude : le compte du criminel a déjà été débité. Cocotte, oh-oh… C’est con mais ça marche. »
Je nage en plein cauchemar.

3 oct. 2013

Le Nuage (58)

L’immense esprit de la baleine est apparu dans le ciel. Son corps subtil et impondérable prend tout l’horizon et sa voix emplit tout. Je regarde la foule qui s’éteint d’un coup comme un charbon ardent jeté dans une mare. Les millions de consommateurs pressés aux bouches de l’Œil Rond se font océan. Télémaque, aimable clientèle, se demande ce qu’il fait là. Il se dit : « hier j’écrivais pour la fédération avicole : fallait bien écouler ces milliards de poulets sur le glorieux marché d’Ithaque. Je ne m’amusais guère, mais bon, j’étais un poète reconnu pour ses qualités commerciales. Les petits enfants chantaient mes ritournelles [LE CHŒUR : cocotte, oh-oh, ma cocotte], j’étais le parangon de la projection jakobsonnienne de l’axe paradigmatique sur l’axe syntagmatique. Je passais pour un élément prometteur. Bon Dieu de bon Dieu, qu’est-ce que je fous là ? ».

2 oct. 2013

1 oct. 2013

Le Nuage (56)

[OR LE CHŒUR DIT : épanouissement terrible] la baleine englobe tout la foule les neuf cercles d’Ithaque le Ciel et la Terre la baleine déclare mes petits enfants je vous sens remuer au fond de mon entraille Télémaque mon fils ton âme est vaste comme un arbre creux je sens oui je sens la frénésie qui ronge tout comme un poison aujourd’hui mes petits enfants un grand voyage s’organise.