28 déc. 2013

Le Nuage (86)

Les trois firmes, dit Nestor, renouvelèrent leur pacte avec les États qui convinrent publiquement de la mort du libéralisme.
Un ministre plénipotentiaire (avec rang et prérogatives de chef d’État) fut dépêché à la table de dépeçage. Ce fut un lord britannique sénile et bigot qui endossa l’habit. Les firmes présentèrent au lord leur plan avec force statistiques et tableaux et dans un instant protocolaire et solennel signèrent un traité que, depuis, la postérité appelle les accords de Troie.
Le traité est très court (moins d’un feuillet) et partage l’économie en trois monopoles privés. Quant à eux, les États reçurent la très haute assurance des trois firmes qu’elles se plieraient aux contraintes de l’intérêt général tel qu’il serait défini et construit par les gouvernements grâce au programme qu’ils nommèrent le Nuage.

19 déc. 2013

Le Nuage (85)

Notre opératrice était une créature aux cils d’ange. Tout était humain dans ses moindres gestes. [OR LE CHŒUR DIT : Ses moindres gestes] Les niveaux supérieurs ne possédaient pas ce degré de développement.
Les pensées filaient derrière les hublots et dessinaient des paysages incarnats et pers aux boucles agitées.
Elle avait été programmée pour plaire.
Mieux que quiconque, elle connaissait les désirs et y répondait selon les modulations qui convenaient à l’infinité des contraintes minuscules qui composaient l’environnement immédiat et projectif.
L’État contrôle la baleine et cède peu au Nuage en réalité. Le Nuage, frais dans le sang de Télémaque, tel un alevin ivre de vie, nourrissait le ventre obscur de la baleine, là où le Nuage ne voit pas.
Télémaque voyageait dans son propre corps.

18 déc. 2013

Le Nuage (84)

[OR LE CHŒUR DIT : Crise d’urticaire ! Crise d’acné !]

Le paysage que nous découvrions — par les hublots de la navette automatique — était la projection mouvante et colorée de nos pensées immédiates.
Les dimensions intérieures de l’Œil Rond était infiniment plus étendues que sa structure le laissait croire depuis les étages ouverts au public.
Les niveaux inférieurs s’ouvraient vers l’infini en disques concentriques croissants au fur et à mesure que s’enfonçait dans les boyaux du monde le cône souterrain.

11 déc. 2013

Le Nuage (83)

[OR LE CHŒUR DIT : Ceux qui nous envoient n’ont ni cœur ni conscience. Ils ne sont que Raison. Cette raison vous écraserait si vous entraviez son cours. Cette raison n’a aucune justification. Nous incarnons la raison incoercible qui s’élève par et au-dessus de qui a un cœur et une conscience, car au cœur et à la conscience la vie serait insupportable sans nous qui portons vos insupportables simagrées.]
Nous avons été les peaux de lapins dans une course de lévriers, tandis qu’aboyaient les chiots ennemis et qu’ils espéraient nous déchirer, vos maîtres prospéraient et faisaient leurs coups.
Nous sollicitons la bienveillance de vos maîtres afin qu’ils officialisent les monopoles économiques. L’État doit partager l’information. La concurrence c’est pour les nains !

9 déc. 2013

Le Nuage (82)

Laissant çà et là les miettes de nos reliefs aux piaillements d’une poignée de poussins tyranniques, tandis que crevaient ceux par qui ils prospéraient. [OR LE CHŒUR DIT : Aïe ! Pauvres ! Vous avez l’urticaire de la pensée. Cela vous gratte et vous arrache la peau de l’âme. Cette crise de conscience vous passera sitôt que votre ventre insatiable remuera de faim.]
Vous n’avez donc pas de cœur.

5 déc. 2013

Le Nuage (81)

[OR LE CHŒUR DIT : L’État est une bouche.]

Ô Télémaque mon fils, nous sommes des aliments. Les États envoyèrent des émissaires pour comprendre cette soudaine publicité.
Troie fut sur le point d’être effacée : si les firmes déclaraient mort le libéralisme, c’est qu’elles étaient déterminées à faire un sale coup.
Elle voulait, à l’État, ôter le monopole de la force physique légitime ! Les gouvernements montèrent sur leurs grands chevaux. Les firmes avaient tout prévu, il va sans dire.
Aucun objet n’a échappé à notre désir (car notre désir n’avait pas d’objet), dirent les firmes ; la montagne et le fleuve, l’océan et les nuées, l’argile et le caillou, l’homme et la bête, l’esprit et l’atome, tout, absolument tout fut malaxé par nos mains expertes afin que cela fût un aliment qui convienne à l’appétit de quelques-uns.

2 déc. 2013

Le Nuage (80)

À Tordesillas (1494), un pape partagea le monde coupable en deux lots. [LE CHŒUR : Troie a coupé le gâteau en trois parts.]
Je ne sais pas par quel bout tirer les fils du récit.
Les êtres qui tirent les poils de mon corps ont tout emmêlé sous mon os crânien.
Les trois firmes écrasèrent d’un seul communiqué le capitalisme, la main invisible du marché, Adam Smith et sa putative descendance.
Des siècles d’âpres œuvres avaient trouvé la date de leur mort. Si les États étaient surpris, ce ne fut (bien sûr) pas de ce que les dieux déclarassent le libéralisme mort ; ils étaient au parfum depuis belle lurette.
Ils s’étonnèrent seulement de ce que les dieux jugeassent opportun de le dire haut et fort. Lorsqu’un roi (1470) fabriqua, par une charte, une nouvelle noblesse, c’était pour donner à l’État (qui s’élevait au firmament de bronze sur les ruines fumantes du féodalisme) la main et le bras séculier qui lui permît de dévorer et dévorer et dévorer…

25 nov. 2013

Le Nuage (79)

Oh oui.
Ce vieux fou écrit que Télémaque, accompagné du sage Mentor (et des équipages guêtrés) arrivant devant Pylos où se faisait une pieuse hécatombe (j’étais le patron des abattoirs Pylos, fournisseur de Laërte) s’en alla droit à moi.
Ah, mais où ai-je la tête.
Eh bien, écoute, Télémaque, je vais te dire point par point tout ce que mon cœur sait de ton père.
Troie est une illusion, un rêve, une vue de l’esprit. Toutefois mon propos ne doit pas dévier de sa route. Il ne doit pas dépister !

19 nov. 2013

Le Nuage (78)

Que dois-je dire ?
Ah… Bon sang, ma pauvre tête. Souvent je sens ma pensée comme une truite sinople nageant au tourbillon des flots, je désespère de la saisir avec ces mains séniles, il me faudrait les pattes lestes et rapides de l’ours pour voler à l’onde son hôte luisant d’un seul geste.

15 nov. 2013

Le Nuage (77)

Je te parle, fils d’Ulysse, depuis l’enclos de ma folie. Des êtres sont venus, de la même espèce que ceux qui arrivent la nuit pour m’arracher les poils du corps, ils m’ont dit, parle, vieillard : et j’ai senti mon cœur s’ouvrir comme s’ouvre l’écluse, les eaux de ma parole attendaient cet instant depuis toujours.

14 nov. 2013

Le Nuage (76)

[OR LE CHŒUR DIT : Les lombrics te dévorent.]

Là s’arrête le chemin du retour. Je suis dans le sud, étrange sud où souffle le Notos. Un monde dont le père de ton père parlait. Les mots qu’il employait sont connus, mais la façon dont il les combine, dans une sorte de syntaxe à la fois répétitive et surprenante, empêche qu’ils parviennent à nos entendements.
J’étais heureux d’être rentré sans heurs, ni bons, ni mauvais. Les raz-de-marée étaient choses impossibles, la planète ressemblait encore à ce que montrent les cartons d’emballage des biscuits chocolatés et Ithaque n’était pas enceinte d’immeubles-digues de cent dix étages.

11 nov. 2013

Le Nuage (75)

Nous nous arrêtons pour boire des sodas glacés, pour parler aux serveuses écrasées de crasse et de chaleur sous une blouse blanche taille 44.
Puis nous repartons, pénétrés par les masses grouillantes et benoîtes des lombrics. Le sol est sapé par des milliards de microgaleries, le continent est ravagé, fertilisé par les réseaux chthoniens, dominés par des vers aux pouvoirs surnaturels, capables comme les hydres de se régénérer.
J’écoute l’homme à la Ford ; je ne cherche pas à l’interrompre lorsque je ne comprends pas le sens de phrases entières ; il ne se soucie pas que je l’écoute. Son cerveau est foré de milliards de galeries où se meuvent par ondoiements lents et précis les lombrics.
Paisible vie contenant la Vie sous son aspect ombilical, je traverse la plaine humide à bord d’un vaisseau qui prend la poussière.
Après une autre plaine, celle-là habitée en surface par des baraques de bois et de taules et de bidons sévèrement rangées en blocs rectilignes, nous entrons dans Ithaque par le sud, quartier des abattoirs et des boucheries pleines de tonnes et de tonnes de viandes où déjà les vers ont commencé leur doux travail de sape. L’homme achète deux gros cœurs qu’il dépose entre mes pieds, deux gros cœurs qui s’écroulent, las et repus de vie et d’herbe lointaine.

7 nov. 2013

Le Nuage (74)

Me souviens de l’éleveur d’asticots. Une route dans la plaine. Dit Nestor. Ligne droite. La route se noie dans le ciel voûté et le ciel se répand comme du goudron liquide. Un tremblement de poussière… une tache… floue, vaporeuse… une voiture se dégage du cloaque. Seconde après seconde, elle se fait concrète… certaine… bleue. Une Ford. Stoppe. Nuage de poussière et monte à bord. Le conducteur est un homme mal rasé, barbe noire et drue, aride, grand et casquette posée sur le crâne plus que vissée, visière de travers. Cet homme ne me pose aucune question, ni ma nationalité, ni les raisons de ma présence en plein désert herbacé. Durant plusieurs centaines de kilomètres me parle, avec un certain désabusement d’homme qui y a cru pendant un temps et à force y a laissé le meilleur de lui-même, de lombrics.

5 nov. 2013

Le Nuage (73)

Vous avez entendu la voix du vieux Nestor, mais… Bouh ! Cette histoire de poils est d’un grotesque !
Je vous ai envoyé un fragment du Nuage du pauvre bougre. Il faut dire que c’est un peu en désordre. J’ai dû relire le manuel à toute berzingue et avec ce remue-ménage (vous n’imaginez pas ce que c’est de devoir trouver une petite veste bleue en période de soldes, parce qu’à nous autres, l’uniforme n’est fourni qu’en taille 44 (votre père, camarade, a écrit des choses épatantes au sujet de l’épidémie d’obésité quand le lobby des personnes fortes a obtenu une loi qui oblige les employeurs à fournir à leurs salariés des tailles 44)) et Homère écrit que vous devez écouter le récit que ce vieux fou de Nestor fait de son retour, où, si vous voulez mon avis…
Ah, il vous est pour le moment difficile de parler, et bouger un bras vous est pénible… eh bien, je vous le donne : Nestor n’existe pas.

4 nov. 2013

Le Nuage (72)

Je suis votre hôtesse-opératrice, dit-elle, sur la route qui vous conduit au terminal ferroviaire. Les manettes que je manipule sont les instruments de navigation de notre navette.
Il vous est pour le moment difficile de parler, et bouger un bras vous est pénible. C’est normal, vous êtes en état de choc.

30 oct. 2013

Le Nuage (71)

L’amas des corps accidentés sous nos pieds — pieds ailés à en croire la vitesse qui nous emporte — est installé sur des tréteaux et déjà une cellule de psychologues et de conseillers fiscaux s’affaire pour recevoir les parents des défunts.

29 oct. 2013

Le Nuage (70)

L’autre voix se tait.

Les corps sont triés. Nous sommes saisis par des bras d’acier. Nous sommes élevés dans l’air conditionné, aromatisé, ionisé. Une hôtesse-opératrice nous accueille comme elle l’eût fait jadis sur un vol long courrier pour l’Amérique.

28 oct. 2013

Le Nuage (69)

Alors, plus rien, ici, n’est à sauver ; dans le suave isolement du chant, la tranquille lueur du bivouac, il y a le massacre qui attend demain. Plus denses qu’au printemps les feuilles et les fleurs…

27 oct. 2013

Le Nuage (68)

Parfois j’entends des chants s’élever au-dessus des bivouacs. Des chants nostalgiques disant la fragilité des choses perdues, la légèreté des femmes et la fraîcheur de leurs bouches ; là, les cailloux sont transparents et bleutés et naviguent dans l’air doré du soir, les oiseaux chantent en latin et apprennent aux hommes à supporter leur ignorance.

21 oct. 2013

Le Nuage (67)

Je lutte contre le silence, c’est un carnage, une nuit désolée. Oh, j’ai l’impression que la faim me pousse à manger mes propres dents, incisives, canines et molaires.
Pas la faim du ventre quand il se tord pour dire avec ses paroles grotesques qu’il veut manger. Non, bien sûr. J’ai faim comme les cavales de Diomède, roi de Thrace.
D’autres fois il me prend l’envie de saisir mon pénis à pleine main et du malaxer dans tous les sens jusqu’à ce que je n’en puisse plus ; cela m’arrive de manières incongrues.

16 oct. 2013

Le Nuage (66)

Je veux qu’ils me laissent tranquille avec leurs regards comme des mains qui voudraient me réduire en m’appuyant sur les épaules.
Le reste je m’en moque. Ô vision odieuse : dizaines de papillons ô jaunes et bruns s’affairent sur les grappes du lilas ; avidement ô se jeter d’une branche à l’autre, bondir comme des êtres sanguinaires ô sur une bête effondrée ; jamais repus ; faim plus tenace que le feu ; ô carnage de fleurs.

15 oct. 2013

Le Nuage (65)

Le seul qui à mon avis soit parvenu à prononcer les premières syllabes, c’est lui, Ulysse. Effectivement — je conçois la mesure du scandale. Que je sois le héraut de cette nouvelle a de quoi provoquer toutes sortes de réactions. Mais j’en suis désolé. Je ne réclame pas les lauriers. Ni le Prix. Je veux simplement que les gens cessent de venir dans ma chambre quand je dors.
Je veux qu’ils arrêtent de tirer les poils que j’ai partout sur le corps, et cela, même si je dors.

14 oct. 2013

Le Nuage (64)

Nestor dit chacun cèle au fond de sa gorge un affreux secret — le secret est un secret parce qu’il ne peut se dire, les mots glissent dessus comme l’eau sur une peau graisseuse.
Il est le même pour tous.
On peut écrire l’histoire de ceux qui ont envisagé, un jour, de dire ; mais ils sont devenus déments, hébétés, des assassins.

11 oct. 2013

Le Nuage (63)

Je veux retrou
ver ma mère.
Oui.
Quand mon père est
parti, j’avais trois ans.
Tu é
tais innocent. Je te vois.
Je me sens tellement vide.
Ces trains qui partent et qui revien
nent vides…
Et Télémaque dit. J’ai écrit des wagons de fascicules sur ces convois.
le Nuage
communique beaucoup. Transparence et vérité. Personne n’a jamais
protesté.
Et Télémaque dit. J’ai aussi fait la promotion des centres de thérapie du Nuage. Je connais tout ça par cœur. Mais je n’ai aucune idée de l’endroit où se trouvent les usines. Elles sont à cent kilomètres au-delà des mers. J’ai lu ça dans le dossier de presse, dit Mentor. [OR LE CHŒUR DIT : Les rhizomes de la distribution.] Pas de moi. Dit Télémaque. Mon père y est depuis vingt ans. Non, c’est de ton père. Où vont ceux qui reviennent ?

10 oct. 2013

Le Nuage (62)

[OR LE CHŒUR DIT : Les choses se reflètent. Résonances, réverbérations, réflexions partout, la chose est répercutée en tous lieux et en tous siècles tandis que sa propre disparition la consume en elle-même, tandis qu’elle s’éteint, ce sont mille milliards d’échos qui peuplent le cerveau, et, ainsi que les signaux du Nuage, les radios, les radars, les appels téléphoniques au nombre plus grand que les étoiles du ciel, cousent la vie et font qu’un homme est parfois l’image d’un désastre, qu’un bonheur parfois le reflet d’un combat. L’air agite les arbres, il nettoie les rues : on ressent les corps immatériels, comme les ombres avides de sang, se chercher les uns et les autres pour s’éprouver dans la fraîche haleine de l’existence. Le vent apporte dans son cabas le chemin du retour — et celui de l’errance. Comme une foule d’êtres courbés il s’engouffre et proteste contre les obstacles — et l’on croit qu’il hurle ou encore qu’il ulule ou qu’il s’égosille, mais ce sont les chambranles des portes, les cordes et les mâts, les tuyaux, qui s’étranglent de terreur (parce que nul ne leur avait appris qu’ils eussent des sentiments).]

7 oct. 2013

Le Nuage (61)

De noirs bouillons de sang s’épanchent aux bouches de l’Œil Rond. Les os brisés n’offrent aucune résistance, sous les piétinements ce sont chiffons et peaux de banane. Mais le dos puissant de la foule-baleine roule ses vertèbres avec la mécanique parfaite d’une horloge. Mentor et Télémaque arrivent. [OR LE CHŒUR DIT : une voix dans la foule] Crevez tous ! Une écaille se dérobe (brusquement). Sous nos pieds s’ouvre un passage secret. Comme un sablier la foule écoule ses corps, vivants et morts, dans l’orifice. Laisse-toi tomber Télémaque. Pourquoi ? Pourrais-je faire autrement ! Dit Télémaque. [OR LE CHŒUR DIT : Les corps sont triés. Mentor et Télémaque saisis par des bras d’acier. Sont élevés dans l’air conditionné, aromatisé, ionisé.]

5 oct. 2013

Le Nuage (60)

Tandis que la foule afflue depuis les soixante-douze avenues d’Ithaque, ceux qui déjà se pressaient sur les mille écailles de l’Œil Rond sont submergés, engloutis, abîmés. Leurs corps sont compilés, on dirait qu’ils forment une forte couche sédimentaire, une argile intraversable épaisse de plusieurs mètres.

4 oct. 2013

Le Nuage (59)

L’officier Mentor rengaine son arme de service. L’officier Mentor ne comprend plus rien — lui non plus. Il fredonne « cocotte, oh-oh, ma cocotte » et dit : « c’était vous ! Je n’ai jamais imaginé que quelqu’un… je croyais… on paye des gens pour écrire ces machins ? ». Votre collègue ! Dit Télémaque. « Oh-oh, elle non plus je pense. » Mais elle est morte ! Dit Télémaque. « Pas d’inquiétude : le compte du criminel a déjà été débité. Cocotte, oh-oh… C’est con mais ça marche. »
Je nage en plein cauchemar.

3 oct. 2013

Le Nuage (58)

L’immense esprit de la baleine est apparu dans le ciel. Son corps subtil et impondérable prend tout l’horizon et sa voix emplit tout. Je regarde la foule qui s’éteint d’un coup comme un charbon ardent jeté dans une mare. Les millions de consommateurs pressés aux bouches de l’Œil Rond se font océan. Télémaque, aimable clientèle, se demande ce qu’il fait là. Il se dit : « hier j’écrivais pour la fédération avicole : fallait bien écouler ces milliards de poulets sur le glorieux marché d’Ithaque. Je ne m’amusais guère, mais bon, j’étais un poète reconnu pour ses qualités commerciales. Les petits enfants chantaient mes ritournelles [LE CHŒUR : cocotte, oh-oh, ma cocotte], j’étais le parangon de la projection jakobsonnienne de l’axe paradigmatique sur l’axe syntagmatique. Je passais pour un élément prometteur. Bon Dieu de bon Dieu, qu’est-ce que je fous là ? ».

2 oct. 2013

1 oct. 2013

Le Nuage (56)

[OR LE CHŒUR DIT : épanouissement terrible] la baleine englobe tout la foule les neuf cercles d’Ithaque le Ciel et la Terre la baleine déclare mes petits enfants je vous sens remuer au fond de mon entraille Télémaque mon fils ton âme est vaste comme un arbre creux je sens oui je sens la frénésie qui ronge tout comme un poison aujourd’hui mes petits enfants un grand voyage s’organise.

27 sept. 2013

Le Nuage (55)

Il est parmi nous Télémaque le fils du héros peuple d’Ithaque Mentès votre flingue ah ça ira ça ira ça ira [OR LE CHŒUR DIT : la foule dit] tous ensemble-tous ensemble [OR LE CHŒUR DIT : une voix parmi la foule] Télémaque à poil [OR LE CHŒUR DIT : la femme dit] parle fils d’Ulysse ma vie est enfouie dans le ventre d’une baleine qu’une marée a échouée au neuvième cercle cette baleine tu l’as dévorée foule immonde ouh ouh salaud salaude dit Télémaque tu es à nous Télémaque [OR LE CHŒUR DIT : une voix parmi la foule] c’est elle c’est elle un coup de feu bref précis scrupuleux comme un petit fonctionnaire griffe l’air Mentès fait ah Mentès roule des yeux d’automate les mains crispées sur le bas-ventre elle s’écroule elle tombe elle s’amoncelle elle se chiffonne elle est morte le silence bascule dans la foule sur Télémaque sur la femme échevelée et dans toutes les voix parmi la foule l’apparition est énorme elle ne peut être décrite.

26 sept. 2013

Le Nuage (54)

Hé toi femme échevelée viens petite sœur crie Télémaque que demandes-tu noble Télémaque par quel prodige connais-tu mon nom tu es passé dans le Nuage nous protestons et exigeons de meilleures conditions de vie tu seras notre porte-parole toi grand cœur écoutez tous vous tous que fais-tu je tais-toi silence tu veux que la foule me déchire et emporte mon corps par petits morceaux ?

25 sept. 2013

Le Nuage (53)

Tu es de ceux qui ont modélisé les relations sociales au sein de l’hyperagglomération tu sais par un rapide calcul de probabilité que leurs chances de survie dans une telle chienlit sont aussi étroites que le chas d’une aiguille s’ils n’accèdent pas à un enchérissement rageur tu sais que la majorité des gens qui revendiquent ne savent pas ce qu’ils veulent et qu’il convient surtout de ne pas le leur donner (si ce n’est pour les enrager davantage).

23 sept. 2013

Le Nuage (52)

Les officiers Mentor et Mentès et Télémaque fendent la foule tourbeuse avec ruse ils se font rage au milieu de la rage folie parmi la folie envie au nombre de l’envie pour atteindre les mille écailles de l’Œil Rond et enfin descendre au terminal ferroviaire.

20 sept. 2013

Le Nuage (51)

Car pour le moment l’émeute gagne en épaisseur et s’enfonce tel un coin trempé du vin de la colère jusqu’aux embouchures des soixante-douze avenues d’Ithaque affolés de sang et ameutés par le vide si opaque de leurs existences des millions de consommateurs dévastent pillent déchirent hurlent violent chantent assassinent au son rageur de leurs grognements ils veulent plus de tout et tout de suite.

19 sept. 2013

Le Nuage (50)

Nous sommes tous un peu gauchistes dans la police nous y voilà terminus l’officier Mentor stoppe le véhicule un cocktail Molotov s’écrase sur le pare-brise l’officier Mentès sort son arme de service ouvre la portière vise une émeutière ajuste tire et parle encore : avant d’entrer dans la police les gens me détestaient croyez-moi être flic n’y est pour rien regardez Mentor tout le monde l’adore moi quand je regarde les gens je vois des porcs comme si voyez-vous [OR LE CHŒUR DIT : elle vise et tire de nouveau] je les sentais prêt à me déchirer et croyez-moi  j’ai cet affreux don [OR LE CHŒUR DIT : elle vise et tire] putain de merde il va falloir courir.

18 sept. 2013

Le Nuage (49)

Le regard de Télémaque un statisticien prévisionniste nous dirait que l’émeute cessera d’elle-même lorsque les dommages matériels et humains auront atteint le seuil critique qu’importe vous savez comment sont les statisticiens c’est de la KKKom et KKKompagnie l’émeute pourrait continuer jusqu’à destruction totale d’Ithaque il suffirait seulement que deux de ces salopards (un mâle et une femelle) survivent au carnage et tout recommencerait à l’identique les modèles sont là qui le prouvent aïe moins vite on va se tuer…

17 sept. 2013

Le Nuage (48)

Le regard de Télémaque je vais te le dire camarade : le pouvoir d’achat ! non dit Mentès ne dis rien je conçois ton dégoût tu te dis : ces porcs se goinfrent du matin au soir sur le dos des opérateurs des usines et cætera et cætera et leurs bouches encore grasses des sueurs de ton père grognent les mots : pouvoir d’achat ! pouvoir d’achat ! beurk c’est dégoutant n’est-ce pas ? pour ma part si tu le permets je crois que le simple fait de penser la question sociale en terme de pouvoir d’achat est une manifestation flagrante de l’avilissement définitif d’une nation si le pouvoir c’est acheter pas étonnant que leurs dirigeants soient des vendus.

16 sept. 2013

Le Nuage (47)

Le regard de Télémaque on te conduit dans l’Œil Rond terminal ferroviaire sous-marin dit Mentès le regard de Télémaque on descend au bout de ce bloc-ci on continue à pied jusqu’à l’Œil Rond c’est avec regret parce que je confesse une grande satisfaction à entendre leurs os se briser sur notre belle carrosserie blindée pourquoi pensez-vous que les braves gens d’Ithaque se transforment en émeutiers enragés ?

12 sept. 2013

Le Nuage (46)

C’est beau la démocratie dit Mentès c’est beau comme un vol d’oiseaux migrateurs dans le ciel bleu et impeccable de février c’est beau comme flâner à deux le long des blocs marcher doucement parmi le tumulte et les gaz d’échappement toréer entre les taxis furieux et les vélos kamikazes buter contre des types à chaque coin de rue boire des bières en bouteille sous les néons livides des cafés-formica user et tourner le plan des rues dans tous les sens pour se remettre en route se perdre ou descendre les neuf cercles en causant et caressant sous nos chemises notre joie d’être là.

9 sept. 2013

Le Nuage (45)

Le vide dans l’habitacle blindé l’officier Mentès empoigne la sangle de sécurité l’officier Mentès rayonne tout cahote dans le 4x4 la joie de la chasseresse à l’aube du massacre ornières de viscères sur la chaussée juron de joie le regard de Télémaque essuie-glace.

6 sept. 2013

Le Nuage (44)

L’officier Mentès entraîne Télémaque dans l’habitacle sa tête heurte la portière et j’étais comme hypnotisé le regard de Télémaque le juron de l’officier Mentor [OR LE CHŒUR DIT : le chauffeur] le pied enfonce la pédale la tête heurte la vitre les pneus crissent le choc des corps contre le pare-buffle sous les roues le regard de Télémaque une femme crie pendant cinq secondes son cri court le long de la dixième avenue sur un bloc entier et devient chair morte.

5 sept. 2013

Le Nuage (43)

[OR LE CHŒUR DIT : les fermes-usines sont les pires de l’archipel le Nuage y envoie les courtes peines l’espérance de vie n’y excède pas trois cents jours alors pourquoi y gâcher la force de travail des grands surendettés ?] un énorme véhicule de police noir blindé pare-buffle vitres teintées quatre roues motrices pneumatiques hauts comme un homme stoppe [OR LE CHŒUR DIT : le peuple de la dixième avenue est abruti de produits culturels ce sont de tragiques zombies des corps sans jouissance ahanant pour jouir ils courent éperdument pour rattraper ce qui est perdu pour toujours]

3 sept. 2013

Le Nuage (42)

Agamemnon est vengé je pleure mon bel Égisthe Oreste fils de pute j’ai soif qu’est-ce que vous m’avez fait te voici présent à toi-même qui est un fils de pute pardon j’ai la nausée où sommes-nous tu es dans le Nuage mais qu’est-ce que j’ai fait tu as le genre ennemi du peuple vous nagez en plein délire je ne te fais pas un dessin j’ai de quoi t’envoyer aux usines pour perpète ils ont un service médical qui te maintiendra en état de travailler pendant trrrès longtemps.

2 sept. 2013

Le Nuage (41)

Le meurtre d’une hôtesse aux seins rapides est statistiquement négligeable combien en faudrait-il liquider pour qu’implose le système pénal les familles ne crachent pas sur la prime le Nuage se frotte les mains le monde n’existe plus mais les hôtesses aux seins rapides sont trop lasses pour passer le message l’ongle ivoire de Mentès écrase la cigarette ils l’ont laissé partir le divin Ulysse disent les hôtesses dont certaines rêvent avec hébétude d’un trou dans la vase par delà l’écluse.

30 août 2013

Le Nuage (40)

L’officier Mentès fume l’épaisse fumée dorée roule sur les lèvres charnues noires comme une figue le Persil et Violettes saupoudre des paillettes de cristal sur sa peau sombre les hôtesses aux seins rapides apportent la carte des consommations elles ont flairé les flics le Persil et Violettes est un repaire de flics ont l’habitude ce ne sont pas eux qui cognent le plus fort ont vu des salauds qui parlaient d’aurores à sept blocs de là doigts de rose effleurant l’acier de l’écluse orientale porte de quatre cents mètres promesses qui se soldent toujours par une virée en 4x4 un trou dans la tourbe glauque remugle perpétuellement remué par les marées folles qui lèchent les immeubles-digues de la ville parce que ces gros porcs du Persil et Violettes chialent de ne plus sentir la vie.

28 août 2013

Le Nuage (39)

Le flic Mentès injecte le Nuage le Nuage s’empare du cerveau le pénètre le triture le code le Nuage prépare le grand show retrouvailles père-fils tendres larmes [OR LE CHŒUR DIT : tu l’as compris, aimable clientèle les dés sont pipés.]

27 août 2013

Le Nuage (38)

Ulysses is back ! [LE CHŒUR : pour apaiser les maux du monde] mais que racontez-vous dit Télémaque cela m’est étranger galimatias paroles insensées le président est mort me chantez-vous mais je m’en fous j’ai d’autres chats à fouetter tu fais partie dit Mentès du plan le seul que nous servons c’est un complot Oreste est l’imposteur.

26 août 2013

Le Nuage (37)

— Car le Nuage peut maintenir les masses
Consommatrices au-dessus de l’abîme
Les soulever dans l’empyrée sans crise
Comme le ciel cloue l’oiseau au-dessus
La fin est proche si nous n’agissons pas
— La fureur vient rien ne pourra stopper
Les eaux amères Ithaque sombrera
Lors ils voudront détruire pour refaire
Exactement la même connerie

8 août 2013

Le Nuage (36)

— Le vieux Laërte se tait dans le Nuage
[LE CHŒUR SE MOQUE : le vieux crache sa chique
Au bord de l’eau] son avatar ânonne
Des mots gâchés [LE CHŒUR : la nuit la nuit…]
On ne sait pas ce qui sort c’est brouillé
[LE CHŒUR SE MOQUE : mots nimbés de brouillard…]
Ça ressemble à : — ainsi les hommes tombent
Dans le Tartare dans le trou de l’Œil Rond
Ils mangent tout machines sans aplomb
Ils sont obèses peau poils cheveux plombés
Leurs yeux éteints leurs corps peinent à jouir
Consommateurs vous me faîtes gerber
Vos ambitions sont toc vos vœux factices
Vos idéaux sont plats sponsorisés
Vos réflexions sont des cris des slogans 
Vos attitudes sont des contrefaçons
Vos amitiés des investissements
— Que chantes-tu ? dit Télémaque inquiet
— Ces abrutis à bas prix avec joie
Bradent leur vie à l’Œil Rond au Nuage
— Que chantes-tu ? dit Télémaque inquiet
— Ulysse vit ! le king de l’Est is back
La noble Ithaque se tord dans les filets
D’une frustration continue programmée
Elle n’a jamais depuis la nuit des temps
Tant consommé la ville est un charnier
D’hommes vivants — tous les jours nous chargeons
Jusqu’à la gueule les trains de condamnés
Surendettés pour nourrir l’appétit
Illimité des usines de l’Est

7 août 2013

Le Nuage (35)

— Venez silence ! les voix sont moins audibles
— Que voulez-vous ? demande Télémaque
Bruits de pas coups la porte se referme

31 juil. 2013

Le Nuage (34)

… Reconstitué l’assassinat du couple
Présidentiel grâce aux données Nuage
(VINGT-TROIS) le couple fait route vers l’Œil Rond
Pour assister à la libération
D’une centaine de délocalisés
Graciés (VINGT-DEUX) le temps est magnifique
Le président a fait décapoter
La limousine le convoi roule vite
Il est onze heures quarante et (VINGT-ET-UN)
Le convoi file et (VINGT) le président
Et son épouse ont pris place à l’arrière
De la seconde voiture devant eux
Le couple Oreste a pris place (DIX-NEUF)
À bord devant sont assis deux agents
La limousine (DIX-HUIT) est escortée
Par un 4x4 garni de huit agents
De protection précédant la voiture
Décapotable (DIX-SEPT) les drapeaux battent
Au vent glacial (SEIZE) le président
Sourit radieux et son épouse porte
Un tailleur rose (QUINZE) avec une toque
Sont acclamés (QUATORZE) par la foule
En liesse (TREIZE) le convoi ralentit
À deux reprises (DOUZE) elles s’arrêtent (ONZE)
Le président (DIX) salue des enfants
Des religieuses au bloc cent trente et un
Le convoi quitte la douzième avenue
Pour s’engager à droite puis à gauche
Sur la onzième (NEUF) la voiture passe
Devant l’immeuble des éditions scolaires
Le métro B est en vue le convoi
Prend direction de l’Œil Rond (HUIT) un coup
De feu éclate il est midi et quart
Le président s’affaisse sur les cuisses
De son épouse en état de choc et
Le repousse et (SEPT) bondit sur l’arrière
Du véhicule pour y saisir un bout
(SIX) de cervelle un agent saute à bord
Du véhicule et la fait se rasseoir
Un coup de feu (CINQ) retentit il est
Midi vingt-neuf elle tombe en avant
Touchée au cou l’auto présidentielle
Roule très vite (QUATRE) vers l’hôpital
Sur les trottoirs les badauds applaudissent
L’auto arrive à midi trente-six
À l’hôpital (TROIS) mais après treize heures
Les médecins disent le président
Et son épouse morts à l’arrivée (DEUX)
À treize vingt l’info est diffusée
Les corps sont mis dans un double cercueil
De bronze et d’or (UN) ensuite les corps
Sont inhumés (ZÉRO) quatorze trente
Oreste prête allégeance au Nuage

30 juil. 2013

Le Nuage (33)

… De l’assassin dont l’identité est
Tenue secrète est placée sous scellés
Électroniques les premiers éléments
Font apparaître un déséquilibré
(Paranoïaque tendance schizoïde)
Une heure quinze après l’assassinat
Du couple Égisthe depuis un stock de livres
Le forcené a tué un policier
Il était vêtu d’une chemise bleue
Après lecture des neuf cent soixante mille
Informations stockées par le Nuage
Le criminel a été condamné
À cent années de travail intensif
Conformément à la constitution
Il subira plusieurs prélèvements
De son sperme il aura des enfants
Lesquels paieront jusqu’au dernier centime

29 juil. 2013

Le Nuage (32)

— Par le Nuage nous pénétrons chez toi
Je suis Mentès — je vous sers un café ?
Dit Télémaque — tu es hors du Nuage
Es-tu malade ? [LE CHŒUR : les I.R.M.
Sont perturbés par les signaux émis
Par le Nuage il faut alors l’extraire
Du corps malade hors du consommateur
Lequel se voit délivrer une carte
Ne pas bannir : c’est un consommateur]
— Je suis en règle j’ai contacté ma banque
— Ne bouge pas — OK dit Télémaque
Déplacements toussotements silence
De dix secondes — merci ne bouge pas
Simple contrôle — oui je comprends vous je
Dites-moi vite dit Télémaque suis-je
Dit Télémaque — tu ne regardes pas
La chaîne info ? — jamais dit Télémaque
Ça me déprime Mentès met le Nuage
Sur le canal des infos criminelles

26 juil. 2013

Le Nuage (31)

Putain de geeks de la financière
Dit Télémaque n’ont pas perdu de temps
[LE CHŒUR SITUE : Ithaque logement
De Télémaque] Télémaque habite
Dans une barre de quatre-vingts étages
Son avenue est un luxueux canyon
Intellectuels et artistes en vue
Ont repensé un village où fleurissent
Les restaurants bars théâtres dancings
(La belle enseigne du Persil et Violette
Perce les arbres les prêcheurs sur cageot
Corans et bibles cassées cornées noircies
Jetées brandies les vendeurs de savon
L’Œil du Nuage la peur du choléra
Est ouest nord sud et les fils électriques
Dancing ouvert en matinée orchestre
Vivant salsa jazz rock’n’roll Elvis)
C’est le secteur d’Ithaque où tous les gens
Consommateurs et policiers se mêlent
Sans trop de heurts (le Persil et Violettes
Est un bar cool) Ithaque est d’une égale
Intensité le jour comme la nuit
Mais l’avenue semble ignorer jusqu’aux
Heures qui passent elle est le chant inouï
De l’origine l’aire des grands esprits
Aux vues perçantes on l’a dit la matrice
De ce qui vient du renouveau le ventre
L’œuf de l’espoir : c’est un pipshow énorme
Peuplé d’esclaves aux cerveaux cannibales

25 juil. 2013

Le Nuage (30)

— J’en veux des beaux des en pleine santé
Le capitaine les acheminera
Jusqu’à Ithaque par un drone escorté
Les citoyens se posent des questions
Sur nos méthodes notre management
Ils seront libres le temps que l’opinion
Les oublie tous en deux ou trois semaines
Ce sera fait nos équipes sur place
Discrètement les assassineront
Calypso pense : mes meilleurs éléments
Vont y passer ! puis se frotte la cuisse
Telle une fille prise en train de voler
— Je veux Ulysse sourit le président

24 juil. 2013

Le Nuage (29)

Ô toi Nuage sais-tu qu’il me faut dix
Mois pour former un collaborateur ?
Sais-tu Nuage que les hélicos volent
Des travailleurs hautement qualifiés
C’est du gâchis regrette Calypso
Le président sent venir l’érection
Oh Calypso te baiser dans les blés
J’aimerais tant pense le président

23 juil. 2013

Le Nuage (28)

Un zinc épand on dirait un insecte
Solide abeille et le soleil nous dit
Les noirs tumultes qui nous épient — Virgile !
Les Georgiques ! s’écrie le président
Un très beau texte ! Calypso te voici
Car il te faut préparer la prochaine
Libération de collaborateurs
J’ai décidé ! et Calypso frémit
Le capitaine ce fils de chien ce porc
Jour après jour ses collaborateurs
Saisit emporte à bord des hélicos
Et les balance à la mer mort atroce

19 juil. 2013

Le Nuage (27)

Le président a les yeux qui pétillent
[LE CHŒUR SITUE : résidence privée
Du président cabinet de travail]
La baie vitrée du cabinet de travail
Est à l’instant orientée sur les champs
Du blé partout c’est beau un champ de blé
La main du vent on dirait qu’il frissonne
Moins de cinq tonnes l’hectare les récoltes
Seront médiocres cette fois mais ainsi
C’est plus joli (quand la moisson atteint
plus de six tonnes rendement optimal
Soit donc le double de ce que produisait
La céréale avant la catastrophe
Les panicules sont si fournies que la tige
Ploie sous le poids la vue est déprimante)

18 juil. 2013

Le Nuage (26)

Je vais te dire se souvient Télémaque
Le monde entier est un hypermarché
Tout peut se vendre pourvu que le Nuage
Ait recensé un nombre suffisant
De gens voulant consommer le produit
Tel est le sens du Nuage [LE CHŒUR :
Tout est produit] l’idiot sait qu’il achète
Un vrai mensonge quand il paie un mensonge
Tout est vendable [LE CHŒUR : parfois on vend
La vérité C’EST LA DÉMOCRATIE]
La vérité et le mensonge sont
Vendus ensemble dans les rets du Nuage
Le paquet bleu ou le paquet rouge à nous
De faire un choix sexy ou pas sexy
L’article est-il pleinement stimulant
La vérité sait être stimulante
[LE CHŒUR COMMENTE : l’indignation c’est bon
Très lucratif] y a plus qu’à se servir
Comme on préfère alors dit Télémaque
Disant Laërte ne conteste jamais
L’ordre établi (tu créerais un produit
Supplémentaire) mais sache que pour être
Un idiot un vrai il faut l’être à fond
[LE CHŒUR CHUCHOTE : les imposteurs se font
Toujours avoir et ça fait très très mal]

17 juil. 2013

Le Nuage (25)

Être un idiot est une véritable
Bénédiction [LE CHŒUR : Ithaque logement
De Télémaque] dit Télémaque tout
Est modélisé pour l’usage des idiots
Passionnément le monde s’est dédié
À l’idiotie je crois que le Nuage
Est lui aussi une idiotie vivante
Je pense que (par un affreux hasard)
Notre système est devenu idiot
Gagner des sous faire du buziness
Ne requiert pas beaucoup d’intelligence
[LE CHŒUR ABOIE : quand on racontera
Notre siècle l’aimable clientèle
S’esclaffera ce monde se donnait
Pour seuls héros des hommes d’affaires ! Ouaf !]

16 juil. 2013

Le Nuage (24)

Le président se dresse sur la pointe
Des pieds regarde l’horizon argenté
De la mer grise — c’est un pas nécessaire
Les citoyens doivent comprendre que
C’est à ce prix qu’ils mangent et s’équipent
En biens high tech ce « MERCI » adressé
Aux déportés non collaborateurs
De nos usines est vital pour l’État
Convoquez-moi la presse les télés
Je vais gracier des collaborateurs
En fin de peine je vois la belle image
Des corps musclés sains et régénérés
Montant à bord de notre hélicoptère
Et au-dessus un simple et pur « MERCI »

15 juil. 2013

Le Nuage (23)

Les assesseurs regardent leurs souliers
À quatre mille — président c’est un peu
Déconcertant de remercier des gens
Qui ont été condamnés à payer
Par le travail leur dette au Nuage
Le citoyen qui ne sait réguler
Seul sa conso est un inadapté
Est un danger pour l’État pour lui-même
Quand le Nuage nous le délocalise
Dans les usines il lui offre déjà
La liberté de racheter ses dettes
Dans sa largesse le Nuage a [LE CHŒUR :
Stop ! c’est au chœur de dire entre crochets
L’info utile à notre clientèle
LE CHŒUR REPREND : le Nuage a fixé
Qu’une journée là-bas dans les usines
Correspondait au remboursement net
De huit cinquante unités monnétaires
Ces parasites sont nourris et logés
Bénéficient de soins appropriés
Grâce au travail ils peuvent rembourser
Trois mil par an et se sentir utiles]
— je crois savoir pourquoi vous préparez
Cette campagne de communication

12 juil. 2013

Le Nuage (22)

Le président voit une compagnie
De perdrix rouges perforer le ciel vide
— les gens parfois discutent se demandent
Ce que deviennent nos collaborateurs
Les gens spéculent pensent disparitions
On ne peut dire que ça remue beaucoup
Mais le Nuage n’oublie pas les boycotts
Du temps jadis — des collaborateurs
Réussiraient à envoyer des mails
Très alarmistes à nos consommateurs
C’est interdit ça met la confusion
Dans les esprits notre consommation
S’en ressent fort j’ai reçu du Nuage
Quelques données : il y a quatre mois
Le chocolat s’écoulait à raison
De trente tonnes par jour mais aujourd’hui
Les ventes baissent il ne s’écoule que neuf
Trente pour-cent de rendement perdu !
On me demande de réagir d’agir
Un grand « MERCI » voilà la solution
Vous Conseillers restez muets sans voix

11 juil. 2013

Le Nuage (21)

Mais le silence — non j’aurais tant aimé
Que l’un de vous me demandât pourquoi
Cette campagne de communication ?
Le président Égisthe est un homme
Un homme simple qui aime sont boulot
De président même à ce haut niveau
Régnant en maître il ne lui fut pas simple
De mettre en œuvre sa vision humaniste
Quand on dépense dix pour-cent du budget
En stratégies de communication
Il serait moche d’aborder le problème
En mots comptables — les collaborateurs
Seront bénis pour tout ce qu’ils nous donnent
Je fais un geste un mot qui vient du cœur
Bien sûr les gens sont des cons des abrutis
Mademoiselle biffez le dernier vers

10 juil. 2013

Le Nuage (20)

La résidence privée du président
Écostructure au matériau sensible
L’architecture s’adapte d’elle-même
Aux variations météorologiques
(À elles seules moissonnant davantage
De vies humaines qu’une année entière
D’assassinats ciblés prophylactiques
Certains auront le pourcentage en tête)
L’été dernier les quarante canards
Du petit parc sont morts en une nuit
Le président était bouleversé
— une strie blanche sera discrètement
Damasquinée dans l’azur stimulant
Du ciel de l’Est et je veux que « MERCI »
Soit comme un vol d’étourneaux sansonnets
Calligraphiant les pensées du Seigneur

9 juil. 2013

Le Nuage (19)

[LE CHŒUR SITUE : salon bleu résidence
Du président] sont là le président
Ses assesseurs derrière les vitres
Blindées bleutées dans le ciel — un « MERCI »
Typo très simple un « MERCI » franc sincère
Aucune emphase un bleu comme le ciel
Serait parfait donc « MERCI » la question
Des guillemets se pose petit mot
Sur ciel limpide et très bleu très immense
Et un nuage non nuage non non
Le terme est trop — une strie président ?
Comme ces trucs (l’assesseur Apollon
De part et d’autre de son visage frais
Mime le signe des guillemets anglais)
Qui apparaissent dans la masse du verre
Des stries lactées — combien vous paye-t-on
Cher Apollon ? sourit le président
Rires polis dans le petit salon
Les douze membres du Conseil tous regardent
Le bleu du ciel les vitres sont épaisses
(Un gros avion s’y écraserait sans
L’endommager) cela n’empêchera
Toutefois pas les canards du jardin
De s’y cogner de temps en temps hélas
Certains y laissent un crachat orangeâtre
Que l’épais verre garanti neuf cents ans
Par le Nuage mettra vingt-trois secondes
À digérer par bionettoyage

8 juil. 2013

Le Nuage (18)

Tu as le droit sais-tu d’être un idiot
Disait Laërte car l’idiot suit la voie

5 juil. 2013

Le Nuage (17)

Les martinets foncent en rase-mottes
Les martinets font des acrobaties
Plus gracieux que l’aéronavale
Ils sont agiles légers imprévisibles
Sa fille rit sa fille court s’écroule
De rire dans l’herbe et pousse un cri et
Le cri strident des oiseaux se formule
Sur les fenêtres (leurs piaillements longs
Très effilés entrent dans la cuisine
Laissent une trace tranchent net la pénombre)
Quels phénomènes ! Cent quarante kilo
Mètres par heure ! Non pas des aviateurs
Ce sont du ciel les cyclistes on dirait
D’une gymnaste rythmique le ruban
De satin on dirait la nage d’une
Otarie on dirait de vrais bolides
Deux petits gars jouent vroum joues bruit
Du dérapage [LE CHŒUR : rien plus pervers
Qu’un dictionnaire martinet la question
De son usage ne pas confondre avec
Une hirondelle plus petite moins sombre
Dotée d’un cou blanc bien qu’associée
Aux folles troupes dans le grand vélodrome
Des cieux rougis ne pas confondre avec
L’instrument pour corriger les enfants]

4 juil. 2013

Le Nuage (16)

Le capitaine chez lui n’est pas un monstre
Il est assis au jardin clair [LE CHŒUR :
Usine trois résidence des cadres]
Sa femme fume fait des volutes blanches
Sous le tilleul son fils fait un puzzle
Le capitaine regarde la poursuite
Des martinets dans le ciel transparent
Les martinets fusent chassent l’insecte
Ultrarapides font des montagnes russes
Dans l’air serein et très légèrement
Phosphorescent de la fin de journée

3 juil. 2013

Le Nuage (15)

Il m’a brisé les reins Antinoos
Dit Télémaque [LE CHŒUR : Les labels bio
Signés Nuage sont de vrais canulars]
Les ménagères d’une seule voix dirent :
Indignation ceci est révoltant
On présenta un grand projet de loi
Dit Télémaque pour moraliser le
Bizness [LE CHŒUR : oui plus de transparence !]
Si la machine est transparente c’est
Dit Télémaque sûr ça doit en jeter
[LE CHŒUR FREDONNE : toute la vérité !]
La vérité dit Télémaque on s’en
Fout hé hé est-elle stimulante ?
Dit le Nuage : Vérité est un bien
De conso type : y a-t-il un marché ?
Notre problème c’est la gestion des flux
[LE CHŒUR FREDONNE : Vérité est-elle Sex ?]
Est-elle belle sexy dit Télémaque
Consommateur le marché te stimule
Il confectionne ta liberté [LE CHŒUR :
DÉMOCRATIE !] Laërte me disait
Dit Télémaque : un jour il te faudra
Être un idiot si tu veux fils survivre

2 juil. 2013

Le Nuage (14)

Je vois ses yeux se remplir de chagrin
Son front blanchir comme un cierge de Pâques
Ses joues virer au verdâtre purin
Juste le temps de reculer la tête
Et c’est ainsi qu’Eurymaque arrosa
Le premier rang des déléguées [LE CHŒUR :
Un vrai merdier du vomi à gogo]
Une rombière dit Télémaque fit
Porter un bout de vomi au labo
Le labo vit une dose anormale
De fragments d’os dans la barbaque bâfrée
[LE CHŒUR S’ÉCRIE : aussitôt la fédé
Très remontée cria boycottage !]

1 juil. 2013

Le Nuage (13)

J’avance donc dit Télémaque les
Yeux dans les yeux d’Eurymaque les gardes
Ont le signal me laissent approcher
Le fier héros par Dieu putain de guigne
Je valse sur une flaque de bave
Heurte le ventre du champion rassasié
Plein à ras bord de burgers merdifiés
Bien lesté coi le gars reste d’aplomb
Dit Télémaque je me remets d’aplomb
Le félicite pour sa très bonne assiette
(Pas vraiment sûr qu’il ait compris la blague)

30 juin 2013

Le Nuage (12)

Car le Nuage avait truqué la Cup
Dit Télémaque et pourtant bidonner
N’est pas facile [LE CHŒUR : chaque burger
Sous le contrôle de la fédération
Est attribué par un tirage au sort
À chaque athlète de la compétition]
Dit Télémaque Antinoos avait fait
Hacher la viande avec quantité d’os
Voilà pourquoi cet Eurymaque avait
Chaussé le masque la sauce pimentée
Les éclats d’os dans les yeux avaient mis
Les concurrents hors jeu [LE CHŒUR : ainsi
Tous avaient-ils en pleurs perdu du temps
Ils se frottaient les yeux tels des bébés !]

28 juin 2013

Le Nuage (11)

Les déléguées avaient joies retrouvées
Se pavanant comme un coq Eurymaque
Dans les travées flanqué de ses deux gardes
Avait ôté son masque de plongée
Lançait clins d’œil engageants bleu lagon
Aux vieilles huiles or bien que je connusse
Pourquoi l’athlète portait un loup me dis :
Oui Télémaque demande au jeune coq
Pourquoi garçon fais-tu l’homme-grenouille ?
Comme toujours le papier bidonné
[LE CHŒUR SE MARRE : quarante-cinq minutes
De culs remués et de mastications]
Hors de question qu’un autre qu’Eurymaque
Gagnât le titre dit l’écrivain [LE CHŒUR :
Les autres gars étaient moins stimulants]

27 juin 2013

Le Nuage (10)

Antinoos stressait dit Télémaque
Certes le jeune Eurymaque avait bien
Chauffé le dôme les PomPom remuaient
Le cul en boucle sans s’arrêter [LE CHŒUR :
Ç’a arraché sous le dôme pâmé
Un gros murmure plein de satisfaction
Les déléguées de la fédération
Des ménagères étaient ravies aux anges]
Tout indiquait qu’elles confirmeraient
Dit Télémaque que la viande Antinoos
Était mangeable finie la carne folle

26 juin 2013

Le Nuage (9)

La courbe rouge fléchissait lourdement
Consommateurs tous boudant la barbaque
Fuyaient l’Œil Rond Antinoos le plus gros
Distributeur de minerai de viande
Avait loué le dôme de cristal
Semi-remorques de sono PomPom girls
Coussins velours stock de sextoys [LE CHŒUR :
Lots pour les dames !] Redonner la confiance
Aux ménagères ! raconte Télémaque
C’était magique en quarante minutes
Et dix secondes Eurymaque vingt ans
Cent trente livres un masque de plongée
Couvrant les yeux avait absorbé cinq
Kilos de chose comestible [LE CHŒUR :
Y en a qui peuvent t’ingurgiter
Onze bananes entières en trois minutes
Et remporter un séjour frais payés
Dans un club med des quartiers vacances
(Le record est de quatre-vingts bananes
En moins d’une heure) mais la réunion phare
C’est la Mamba Hot-Dog Manducation
Ou comme au dôme la Special Burger Cup]

25 juin 2013

Le Nuage (8)

[LE CHŒUR SITUE : À des milles nautiques
La vie est autre tu rejoins maintenant
L’île d’Ithaque aimable clientèle
L’île d’Ithaque est une métropole
D’un million d’âmes (environ) très jalouses
Son taux annuel de croissance est de douze
Virgule cinq pour-cent depuis les temps
Vois Télémaque ce jeune rewriter
Épier son ombre dans la nuit étoilée
Du rewriting il vient d’être viré
Dis-nous beau gars comment c’est arrivé]


Pendant la Cup dit Télémaque amer
Fête sportive rassemblant trente et un
Grands dévoreurs de hamburgers géants
[LE CHŒUR SITUE : au dôme de cristal
Cœur de l’Œil Rond : CINQ KILOS DE STEAK DE
SAUCE QUI PIQUE DE PÂTE FROMAGÈRE
DE PAIN SPONGIEUX pour chaque challenger]
Les éleveurs sortaient à grande peine
De leur troisième crise vétérinaire

24 juin 2013

Le Nuage (7)

Opérateur cher collaborateur
Dit Calypso tes mots me vont au cœur
Sois assuré qu’il m’est très douloureux
De rejeter encore ta demande
Mais n’aie pas peur l’heure n’est pas venue
Dix mois encor te restent de travail forcé
Dix mois encor avant d’avoir soldé
Les trois mil neuf cent trente-huit unités
Et quelques cents de surendettement
Qui t’ont valu délocalisation
Dans nos usines pénitentiaires à l’Est
La manager tendres salutations

21 juin 2013

Le Nuage (6)

Le beau labeur des tueries m’a lavé
Pour tous nos frères qui grouillent sur Ithaque
Je travaille dur remercie le Nuage
Qui a permis que l’excès fût la cause
Inattendue du salut du rachat
Si je devais retourner dans l’abîme
Sans fond là-bas outre-mer le Nuage
Se priverait d’un zélé et dévoué
Collaborateur reçois donc manager
Mes très sincères et vraies salutations

20 juin 2013

Le Nuage (5)

Les vaches arrivent dans l’îlot (un bouvier
M’a raconté qu’on les a habituées
À voyager) les box sont des pièges
De contention truqués en box à traire
Cents portillons se referment sans bruit
(Juste un son mat) une musique douce
Des meuglements innocents et sans crainte
Puis dans un flash cent carcasses sans vie
Prennent la ligne direction épluchage
Évidement fente et eau de Javel
Trois cents six cents par centaines de mille
Belle hécatombe en ré mineur et là
D’un coup j’ai vu : ici ma vie avait
Enfin un sens : mes respects manager
Elles s’envolent patrouille héliportée
Vers nos glorieux découpeurs et moi je
Vis je revis alors je ne veux plus
Jamais jamais retourner au pays

19 juin 2013

Le Nuage (4)

Vétérinaires en pompes visitèrent
Ils déclarèrent : tous nos opérateurs
Sont bien formés ils font du bon boulot
Un abattage bâclé une découpe
À la va-vite pourraient diminuer
La qualité de la viande (Antinoos
En fit les frais il y a cinq années)
D’opérateur j’ai le certificat
Des fiers bovins j’assure l’assommage
Par trois cents têtes les bouviers les convoient
Toutes tuées en moins de vingt minutes

18 juin 2013

Le Nuage (3)

Jetant l’argent sans joie par les fenêtres
Courant l’Œil Rond remplissant mon caddie
J’aurais dû fuir mais au lieu de cela
Je m’enfuyais devant les créanciers
Sans le savoir j’œuvrais pour mon rachat

Je restai sourd aux avertissements
J’avais franchi la ligne rouge j’étais
Transfiguré j’étais un clandestin
Un dos-mouillé un grand surendetté
Là le Nuage m’a délocalisé
Je revenais à la vie pour de bon
Dans la vraie vie car un steak vaut bien mieux
Bien mieux qu’un texte bien mieux qu’un texte bien mieux
Le savais-tu la première fois qu’on
Tue une vache ça ne fait rien que dalle
Non je veux dire la première fois qu’on
Tue trois cents vaches ça ne fait rien que dalle
Les vaches arrivent sur pied vont dans l’étable
Elles planent sont dans une paix intime

17 juin 2013

Le Nuage (2)

[LE CHŒUR SITUE : dans l’îlot vingt et un
Usine trois] mes respects manager
Écrit Ulysse je suis l’opérateur
Huit cinq neuf sept sept trois six six sept huit
Là le Nuage m’a délocalisé
(Un animal jamais je n’avais tué
Ni d’aptitude dans ce domaine montré)
J’en suis heureux d’Ulysse l’existence
Fut effacée des boyaux du Nuage
Mais laisse-moi te dire manager
L’homme nouveau or pour cela je dois
(Mais il m’en coûte) revenir sur celui
D’avant la dette : l’Ulysse qui merda

N’en suis pas fier avant je rewritais
Dans le Nuage (j’étais un spécialiste
Des biographies : votre vie comme si
Proust Houellebecq ou Pierre Bellemare
Homère Hugo Musso l’avait écrite !
J’étais Homère) je pissais des vies de
Ma connaissance de l’îlot vingt et un
Date de là le Nuage avait fait
Organiser un safari pour moi
(Je devais pondre un fascicule sur
L’hygiène et la traçabilité
Des minerais de viande dans nos chaînes
Transformation et réfrigération
Suite au scandale Antinoos) c’était
Très bien payé c’était un bon boulot

14 juin 2013

Le Nuage (1)

Ils les jettent du ciel des hélicos
La mer frissonne grande peau humiliée
[OR LE CHŒUR DIT : usine numéro
Trois l’héliport] parmi les eaux boueuses
Nagez baigneurs aux pieds et poings liés
Chantent les hommes de retour à la base

Le lendemain ils décollent avec d’autres
Corps en vie et encor la mer frissonne

Le capitaine aime au bruit des rotors
Compter leurs gestes abstraits désincarnés
La bouche sombre des baigneurs ils ne les
Bâillonnent pas s’ouvrent et puis se referment
Comme des ouïes sur un billot de coupe

Le capitaine regarde l’océan
Courir sous lui voit un dos de baleine

Quand le Nuage transmet le plan de vol
On ne sait rien des corps en vie qu’on jette
À l’eau salée le capitaine entend
Dans le vacarme ils disent tous leur nom
Le capitaine n’a mémoire des noms

13 juin 2013

Terra incognita : comme une morsure de puma

Oui, le silence est une gangue. Le silence est mat, imbibé, vaincu, pénis flétri, éreinté, dru, le silence est rentré ; il est tout ce fatras, rien en vos viscères formidables n’est séparé, démêlé ; il est le sourd et le sonore, le sinople et le gueules, le lourd et le léger étreints dans une inlassable chevauchée. La parole ouvre [le ventre]. Mais moi, oh non, non, je joins, je ferme, je tue. Je recouds. Mille fois la parole s’est offerte au capitaine Dupré, elle était une femme prête à s’accoupler, dans son rêve de pauvre ivrogne (eh ! je fus mordu par un puma, j’ai vidé la bouteille de Schnaps, qu’auriez-vous fait à ma place ?)… mais il y avait cette gangue si fragile. Un rien peut la déchirer. Je ne bouge pas. Me pardonnez-vous ? C’était un rêve et, dans les rêves, peut-on blâmer un homme de convoiter une femme qui — depuis l’aube du Temps ! — se refuse, chienne — depuis l’aube du Temps !
L’énigme [du rien] est scandaleuse, injustifiable. Elle dépasse l’abominable, elle est en marge du sentiment humain ; la penser c’est se détruire. Bang.
Encore, je reviens à l’écriture ; je ne ressens plus le besoin de me justifier (d’ailleurs l’ai-je jamais connu, ce besoin ; est-il comme le besoin de la défécation, du boire, du manger ?). Le ruban de la machine est sec, usé, éreinté par les coups, les mots se grisent sur le papier. En fait, je vous encule, madame (à sec).

11 juin 2013

AK47 (18)

Avtomat Mike dit : « Je n’ai pas inventé cette arme dans un but lucratif mais uniquement pour défendre notre mère patrie à une époque où elle en avait besoin. Si je pouvais revenir en arrière je referais les mêmes choses et je vivrais de la même manière. J’ai travaillé toute ma vie, ma vie c’est le travail. ».
Avtomat Mike regarde les bibelots de son appartement. Avtomat Mike regarde ses Vermeer et pense à Edwin Beard Budding, le type de Stroud.
Avtomat Mike regarde son vieux Baïkal MP-43 juxtaposé calibre 12. Avtomat Mike pense au fidèle fox-terrier Baïkal qui savait si bien fouiller les broussailles.

10 juin 2013

AK47 (17)

Avtomat Mike a quatre-vingt-treize ans. Il a pris sa retraite de général. Avtomat Mike n’a jamais gagné un kopeck avec son AK47. Une kalach se négocie autour de cinq cents euros en France, mais seule une kalach sur dix vendue dans le monde sort des usines Izhmash, sur la rive sud du lac d’Ijevsk. L’armée russe n’achète plus d’AK. L’AK n’est plus à la mode.

7 juin 2013

AK47 (16)

Les usines Izhmash, près d’Ijevsk, forment un immense complexe gris de dizaines et de dizaines de hangars, au bord du lac d’Ijevsk. Les usines Izhmash fabriquent des machines-outils, des compteurs à gaz, des serrures de sécurité pour armes à feu, des serrures de contact pour automobiles, des winchs, des fraises de dentiste, des couteaux de cuisine, mais aussi des fusils d’assaut, des lance-grenades, des fusils à lunette, des mitraillettes, des armes de poing, des canons antiaériens, des fusils de chasse, des armes blanches pour combat rapproché, des missiles, des radars et des armes de tir sportif.

5 juin 2013

AK47 (15)

Alors Avtomat Mike dit : « Quelque chose de complexe n’est pas utile et tout ce qui est utile est simple. ». L’opulente camarade acquiesce. Le mouvement forme un double menton. La belle camarade dans son costume traditionnel russe acquiesce.
Alors, Avtomat Mike oublie Hugo Schmeisser et le Sturmgewehr 44. Avtomat Mike pense à Edwin Beard Budding, le gars de Stroud. Alors, Avtomat Mike écarte les tulipes. D’un seul et même mouvement fluide, Avtomat Mike brandit une clé à molette.
Ceci, dit-il, est une clé à molette, c’est simple et c’est très utile ! La foule se met à rire, un peu gênée. La clé à molette est l’invention d’un Anglais né à Stroud. Ce n’est vraiment pas un bon exemple, pense le commissaire politique dont nul ici n’ignore l’identité, pourquoi Micha n’a-t-il pas parlé du fusil des usines Izhmash, près du lac d’Ijevsk ?

4 juin 2013

AK47 (14)

Puis, Avtomat Mike fait une courte pause. La jeune femme redresse la tête et réajuste sa frange. L’opulente camarade remet de l’ordre dans les fleurs, des tulipes rouges, des tulipes jaunes et roses.
Avtomat Mike va livrer sa pensée profonde. L’héroïque tankiste de Briansk (à cet instant, Micha, en son for intérieur, est troublé : ce titre de docteur es sciences et techniques, ne l’a-t-il pas usurpé ? Ne doit-il pas tout, en vérité, à l’ingénieur teuton Hugo Schmeisser, le père du Sturmgewehr 44, qui fut déporté pour l’assister lui et ses dessins de pistolets ?) observe la salle sous le regard tutélaire du camarade Lénine.

2 juin 2013

AK47 (13)

Les traits du camarade Lénine sont dessinés dans le plus pur style réaliste socialiste, avec de jolis yeux noisette et un cou musculeux. Le portrait de Lénine est accroché sur un rideau rouge au drapé empesé.
Avtomat Mike parle, debout sur une estrade, derrière une table recouverte d’une nappe blanche. À main gauche, il y a une belle jeune femme en costume traditionnel russe, elle porte des lunettes, elle a l’air de s’ennuyer, la cocotte. Sur la droite de Micha, il y a une opulente dame à la chevelure ouatée, ses avant-bras sont nus et larges. Ses yeux sont perdus et noisette, son cou est large, dans le plus pur style réaliste socialiste. Micha remercie l’Union des républiques socialistes soviétiques et le camarade secrétaire général Brejnev.

1 juin 2013

AK47 (12)

Sous le Secrétaire général du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique Leonid Brejnev, Avtomat Mike est élevé au grade universitaire de docteur es sciences et techniques.
Avtomat Mike a cinquante-deux ans. Il porte une cravate club large et courte, à bandes sombres et claires, un veston mi-saison à trois boutons. Il est débout, le menton haut, les cheveux gris coiffés en arrière, un peu plus longs maintenant — et le camarade Lénine le regarde.

31 mai 2013

AK47 (11)

Stroud est à deux heures de route de Londres en roulant vers l’est par la M40. En 1830, Edwin Beard Budding visite une manufacture de draps. Il est fasciné par les tondeuses à forces hélicoïdes qui égalisent le drap de laine après l’opération de cardage. C’est formidable, lui dit son hôte, les tondeuses à forces hélicoïdes effectuent le travail de soixante tondeurs !
Ed rentre chez lui à Thrupp qui se trouve à cinq minutes au sud de Stroud et miniaturise les forces hélicoïdes. Il invente la tondeuse à gazon. Les lames hélicoïdales coupent l’herbe en même temps qu’elle la rejette sur les côtés. La première tondeuse électrique sera inventée en 1958, mais pas par Avtomat Mike.

30 mai 2013

AK47 (10)

Dans son petit appartement de la république d’Oudmourtie, Avtomat Mike dit aux journalistes : « Je préférerais avoir inventé une machine que les gens peuvent utiliser et qui aiderait des fermiers dans leur travail… par exemple, une tondeuse. ». Avtomat Mike se rêve en Edwin Beard Budding, un type né à Stroud.

29 mai 2013

AK47 (9)

Alors Micha est promu sergent-chef. Il bosse à plein temps sur son dessin de pistolet automatique tout con tout simple. Micha a vingt-huit ans. Il a le front haut et dégagé, ses cheveux sont lisses et peignés en arrière, un peu comme un Chinois. Un ceinturon de cuir plaque, sur ses hanches solides de sergent-chef, une belle tunique neuve boutonnée jusqu’au cou. Le dessin tout con tout simple est posé sur une belle table à tracer et devient cent millions d’Avtomat Kalachnikova 1947, cent millions de fois abrégé en AK47. Le dessin tout con tout simple abrège soudain la vie de millions de gens partout sur la planète.

28 mai 2013

AK47 (8)

Dans l’oblast de Briansk, les soldats rouges sulfatent à la papacha. La papacha est un PPSh-41 : un pistolet mitrailleur à la cadence de tir épatante de neuf cents coups par minute, quinze balles par seconde, trois bastos en deux dixièmes de seconde.
Mais voilà, dans l’oblast de Briansk, Micha déchante : la bonne vieille papacha c’est du pipi de chat à côté des Sturmgewehr 44 allemands. Dans son lit d’hôpital, Micha dessine. Le sergent blessé dessine un petit flingot, un truc tout con tout simple qu’il montre au camarade maréchal artilleur Voronov.

27 mai 2013

AK47 (7)

À Briansk, Micha est sergent. Il surgit de la forêt dans un char T-34 et pulvérise les Panzers nazis qui foncent sur Moscou. Micha est blessé. À l’hôpital, Micha dessine des pistolets. Pour passer le temps. Les pistolets, Micha les connaît mieux que Vermeer. Il a déjà amélioré le Tokarev, le pistolet semi-automatique de l’Armée rouge. Une arme rustique inspirée du Colt américain modèle 1911 et du Mauser allemand C96. Une arme précise, puissante et simple. Une arme presque aussi belle qu’un Vermeer.

26 mai 2013

AK47 (6)

En 1930, les koulaks récalcitrent au plan quinquennal. Le camarade Staline décrète : il faut dékoulakiser ! Le camarade Staline a le sens de l’humour, il dit au camarade Iejov, chef du NKVD : les koulaks au goulag ! Hop, deux millions de koulaks en moins. Les paysans aux camps, crie Staline en se tordant de rire. Micha est déporté avec la mère, le père et les dix-huit frères et sœurs. En Sibérie. Mais Micha aime le camarade Staline. Micha aime Vermeer, aussi. Mais beaucoup plus tard. Ce sera après le Goulag antikoulak, après la bataille de Briansk qui se trouve à cinq heures de route de Moscou, quand on roule vers le nord-est par la M3.

24 mai 2013

AK47 (5)

Micha. La mère l’appelait ainsi.
Lui, secrètement, il s’appelle Avtomat Mike. Un secret qu’il garde enfoui en son cœur sous les deux étoiles d’or de Héros du travail socialiste.

23 mai 2013

AK47 (4)

Micha habite un petit appartement surchargé de bibelots dans la ville d’Ijevsk. La ville d’Ijevsk a été brièvement rebaptisée Oustinov, entre 1984 et 1987, du nom de Dmitri Fiodorovitch Oustinov, le grand ordonnateur de l’invasion de l’Afghanistan en soixante-dix-neuf.
Micha aime Vermeer. Micha n’est jamais allé à Delft. Micha est né dans le kraï de l’Altaï qui se trouve au sud-ouest du District fédéral sibérien, dont la capitale est Novossibirsk. Novossibirsk se trouve à deux jours et deux nuits de route de Moscou en roulant sans s’arrêter, toujours vers l’est, sur la M7 puis sur la M51. Il y a beaucoup d’eau dans le kraï, il y a des forêts giboyeuses, des lacs poissonneux, des rivières aux eaux claires, il y a l’Ob, la Biia, la Katoun, la Tchoumych, l’Aleï et la Tcharych. L’Ob est une autoroute liquide longue de plus de cinq mille kilomètres.

22 mai 2013

AK47 (3)

Le fox-terrier ressemble à un cheval de chasse au dos court. La mâchoire du fox-terrier est forte, sans être massive. Avtomat Mike dit : bon chien, va fouiller les broussailles, va débusquer la bête.
Avtomat Mike aime le chien autant que le Baïkal MP-43 juxtaposé calibre 12. Aussi, Avtomat Mike a-t-il donné le nom de Baïkal à son fox-terrier à poil lisse. Avec les deux Baïkal, Avtomat Mike est un homme heureux dans la forêt de résineux.

21 mai 2013

AK47 (2)

Lorsque Avtomat Mike entend un bruit (un ours, peut-être — non — un orignal de mille livres), il épaule, vise et tire d’un seul et même mouvement fluide. Le MP-43 d’Avtomat Mike est un bon fusil. Avtomat Mike est un camarade puissant. Il porte un chapeau tyrolien gris en feutre de laine avec galon tressé et un petit bord relevé sur l’arrière et baissé devant. Avtomat Mike chasse la sauvagine et le gros gibier dans la forêt. Il chausse de belles bottes impeccablement graissées. Sa vieille veste de pilote de char est fatiguée aux coudes et aux poignets. Il porte un polo sombre à quatre boutons de nacre, avec deux liserés blancs sur le col. D’une main ferme, il tient une corne de chasse en laiton et la chaîne de son chien, un fox-terrier à poil lisse. Avtomat Mike sourit. Deux fossettes creusent les joues juste au-dessus de la commissure des lèvres. Il flatte le fox-terrier à poil lisse, brave bête, dit-il, lààà, tu l’aimes ton maître Avtomat Mike.

17 mai 2013

AK47 (1)

Sous Brejnev, Avtomat Mike est un homme d’âge mûr. Il aime la chasse. Avtomat Mike possède un Baïkal MP-43 juxtaposé calibre 12. Le MP-43 d’Avtomat Mike sort des usines ijevskiennes de mécanique, à Ijevsk, capitale de la république d’Oudmourtie, qui se trouve à seize heures de route de Moscou par la M7, en roulant vers l’est. Le MP-43 est un bon fusil. Avtomat Mike aime le bloc de culasse et le pontet sans ornement ni fioritures, il aime nourrir d’huile d’amande douce la crosse en loupe de noyer.

16 mai 2013

Zone 4 (44)

Les décontaminateurs attendaient. Le monstre respirait encore. Sa cage thoracique (Garance sortit son ruban de couturière et nota le chiffre : trois cent vingt-deux de circonférence) se soulevait et retombait, ouvrant et refermant une plaie blanche (trente centimètres sur cinq de large au plus écarté). Les lèvres de la blessure avaient été grignotées et mises en lambeaux par endroits (les rats, probablement).
La respiration était silencieuse, profonde et régulière.
Un matelas deux places (de marque Ikea) souillé de sang reposait sur le trottoir parmi un tas d’immondices essentiellement composé de déchets organiques et de matériaux non recyclables (Garance nota : matériel électronique).
La ruelle était recouverte d’un enrobé rouge, suffisamment large pour qu’un véhicule pût y pénétrer, mais des bornes escamotables en fermaient l’accès. Les riverains actionnaient le mécanisme à l’aide d’une télécommande.
Un conteneur à ordures ménagères était éventré, son couvercle était encore scellé.
« On dirait Jesse », dit le milicien, puis, comme à lui-même : « saloperie de monstres. ».
Garance ne prêta pas attention au milicien. Il luttait contre la fatigue.
« Miam. Les rats se sont régalés. À la fois tendres et moelleuses, les boulettes au bœuf Charal sont idéales pour une multitude de recettes des plus simples aux plus élaborées », lâcha le milicien. Le milicien émit un rire. Son rire ressemblait à un hoquet.

15 mai 2013

Zone 4 (43)

Achille entend le chant des décontaminateurs s’élever derrière les taillis. Dans les blockhaus qui surplombent la falaise. Achille se demande ce qu’aurait pensé son père du massacre des fonctionnaires de l’autorité sanitaire. Peut-être aurait-il conduit l’assaut, pense-t-il.
Achille coupe le moteur de la 102. La musique lui arrive avec la brise.
Les décontaminateurs sont installés au stand de tir. Ils l’attendent. Achille sort le fusil d’assaut du sac de sport, commence à tirer.

14 mai 2013

Zone 4 (42)

Le père d’Achille est volontaire, prend le commandement du groupe A. Les décontaminateurs venus de Roumanie. Ils sont connus dans l’archipel. Ils ont tenu des emplois illégaux chez les sous-traitants PepsiCo. Les Roumains de Graam Stutcliff  ne se revendiquent pas Tziganes, encore moins Rroms, mais tout le monde s’en fout, l’ex-Royal Marine en premier lieu.
Incurie administrative, volonté délibérée, aucun commandant d’escouade tzigane ne reçoit le produit. Graam est touché dans des conditions atroces, au bout de deux mois, il est relégué par ses propres hommes. Lorsque les décontaminateurs comprennent que l’autorité de Santé publique ne les paiera jamais, ils trouvent des hommes disposés à les aider. Ces hommes sont les commerciaux des groupes agro-alimentaires, et, puisqu’ils opèrent sur l’archipel, ces derniers appartiennent à PepsiCo. Les hommes de PepsiCo leur fournissent des armes de poing, des fusils d’assaut, provisionnent leurs comptes en banque à hauteur de cinquante mille yuans par tête de pipe.
Ce fut un massacre. Et la population de l’archipel applaudit.

13 mai 2013

Zone 4 (41)

Les décontaminateurs sont envoyés sur l’archipel dans les semaines qui suivent la catastrophe. Hommes, femmes, enfants sont mis dans des cars PepsiCo, transportés dans des centres de rétention. Des auxiliaires de santé se saisissent d’eux en silence, leur injectent le produit. Ils les dotent de dosimètres. On leur met un bracelet-émetteur. On leur interdit de sortir de l’archipel. À vie. Ceux qui s’opposent sont liquidés. L’autorité de santé publique (la seule administration encore en place, qui prit le contrôle de l’archipel sous la protection de PepsiCo) forme quelques locaux (dont le père d’Achille) aux rudiments de la tératologie, leur promet dix mille yuans par monstre.

10 mai 2013

Zone 4 (40)

Mère menace de donner un coup de volant : les envoyer fendre l’air à bord de la Renault 5 Super Campus jaune Van Gogh avec bandes latérales ocre clair et brun métal. Mais les dieux des aubépines, du chèvrefeuille, les dieux des églantiers, du sureau remplissent les poumons d’Achille avant qu’ils ne se fracassent dans la zone 4.
Le vent ébroue les arbustes, irrité, portant dans son souffle la colère maternelle, dans sa bouche, les mots de haine s’entrechoquent.
Le vent s’engouffre, s’insinue au cœur des buissons, pareil à des anguilles dans les yeux d’un noyé, et jette des menaces incohérentes aux feuillages d’argent.
Les buissons rendent un son de linge mouillé ; d’abord, l’odeur disparait, laisse place à celle de la terre, plus âcre, plus métallique, puis, le vent, finissant d’épouiller les branches, une pestilence ozonée brouille tout. Et partout dans le vide des airs, les pétales blancs et roses s’envolent.

8 mai 2013

Zone 4 (39)

Achille file sur la 102, heureux. — Il décélère, accélère plusieurs fois, faire hurler le deux-temps.
À droite, après les ronciers, les décontaminateurs, dans les blockhaus de la falaise. Des chants s’élèvent dans le firmament du soir.
L’épicerie-bar-tabac-boucherie-marchand-de-journaux au bout de la rue, où Mère quémandait des croûtes de gruyère quand elle était une enfant, ferme une semaine avant la guerre des Malouines. (Mère a l’âge d’Achille, elle se réjouit de l’imminence d’une Troisième Guerre mondiale, elle l’attend, comme dans un poème d’Apollinaire, « Ah Dieu ! que la guerre est jolie/ Avec ses chants ses longs loisirs »). Thatcher est une salope, la France fabrique des Exocets qui coulent ses destroyers. Mère ne sait pas encore qu’elle épousera un Royal Marine.
Achille entre dans la période la plus intense de sa vie. Il aime le soleil, les balades en 102. Il aime l’odeur des buissons.
L’odeur des buissons, surtout. La consolation d’Achille — Il ferme les yeux : Mère et lui marchent dans le petit bois — les odeurs sont des dieux qui marchent à leurs côtés. Les odeurs disent de vivre. Il n’existe aucune autre force au-dessus d’elles. Ni la Mort, ni Mère elle-même.

2 mai 2013

Zone 4 (38)

Il chevauche la Peugeot 102, parle : Voici Achille, fils de la petite classe moyenne, du décontaminateur relégué, probablement mort, de l’ancien combattant des Malouines, le fils. Il vit dans l’immeuble de quatre étages. En face, dans les chalets préfabriqués, vivent les prolos de la raffinerie, les anciens de chez Renault, les familles nombreuses, l’épouse de taulard, les dockers, les employés PepsiCo — et la Femme Blonde —, tous bons et loyaux produits de l’Ancienne Vie.
Le vieux fait un signe de la main, Achille presse le bouton rouge, l’avertisseur, le grésillement ridicule pour lui répondre. Le casque ! Le casque ! gueule le vieux qui se martèle le crâne de l’index — Va te faire enculer ! Achille pense qu’il devrait lui faire un doigt parce que maintenant, papi, c’est vraiment la vraie Vie.

28 avr. 2013

Zone 4 (37)

Puis Achille entend. La poursuite stridente des martinets.
Ils décrivent des montagnes russes dans l’air phosphorescent. Ils font du rase-mottes. Ils font de l’alpinisme, plus gracieux que la patrouille de France, agiles, imprévisibles.
Une enfant éclate de rire. Derrière les haies. Achille l’entend. Elle court, s’écroule de rire dans l’herbe, pousse un cri et le cri des martinets transperce le bêlement mécanique de la 102 (leurs piaillements longs et effilés sont des balles traçantes dans le ciel).
Cent quarante kilomètres-heure ! Motocyclistes du ciel ! On dirait le ruban de satin d’une gymnaste rythmique. On dirait la nage d’une otarie. On dirait des bolides miniatures sur un circuit électrique — Il freine au stop — Dérapage sur les graviers, le soleil se dilue dans un rouge orangé écœurant de mièvrerie. Il aime ça.

25 avr. 2013

Zone 4 (36)

Achille empoigne le guidon, manettes gauche et droite enfoncées. Fixe la ligne d’horizon comme un aviateur ses instruments de navigation avant le décollage. Puis il s’élance. La bécane pousse un grognement las — et s’éteint.
Force sur les jambes, respiration cadencée. Une plaque d’égout claque. La ligne d’horizon tressaute. Second grognement, plus vif. Le deux-temps s’allume — relâche la manette de décompression — met les gaz — saute sur la selle — relâche la manette d’air — essore la poignée. Ne pas noyer le moteur.
Le deux-temps monte en puissance, clair, sec. Le vent tiède, dans la descente, chasse l’odeur de mélange huile-essence.
L’horizon se stabilise, disparaît derrière la crête quand il arrive au fond du vallon, gaz au maximum pour attaquer la montée. À mi-côte, le bruit s’embourbe dans un râle gras — il mouline — tête baissée — debout sur les pédales — gaz à fond — amortisseurs grincent — cuisses comme des pistons.
Le casque Daytona cogne la fourche. Achille regarde loin devant lui.

24 avr. 2013

Zone 4 (35)

Le 21 mai 1982, le Royal Marine Graam Stutcliff débarque dans la baie de San Carlos avec la 3e brigade de commandos. Il brise la résistance des conscrits argentins mal entraînés, mal équipés, démoralisés. Il pause en tenue de combat avec quatre de ses frères d’armes sur une route boueuse, au milieu de la lande. La photo est encadrée dans le salon. C’est le seul souvenir que garde Achille de son père. Et un fusil automatique léger argentin et deux mille cartouches.
Qu’il met dans un sac de sport noir, avec deux boîtes de munitions.

23 avr. 2013

Zone 4 (34)

Achille et Mère subsistent grâce à la pension de héros du peuple que la firme alloue aux proches des décontaminateurs tombés après la catastrophe. La pension expirera aux dix-huit ans révolus d’Achille.
Achille dépose un baiser sur le front de Mère.
Il revient sur le balcon, caché derrière le mur de la loggia. Le ciel s’assombrit. De puissants nuages anthracites se massent au-dessus de l’archipel. Il y a un éclair, à l’horizon. Le Voisin a disparu du garage, du moins, il ne gît plus au pied de l’établi, la Femme Blonde continue son jardinage. Le tonnerre. Qui est suivi d’un long coup de klaxon, puis de plusieurs coups brefs, nerveux. Quelques grêlons tombent. La Femme Blonde relève la tête, identifie le klaxon de la Mustang. Elle jette le sécateur dans l’herbe, court jusqu’au garage au moment où le déluge déchaîne sa fureur de grêle et de feu. Des glaçons gros et blancs comme des galets. Elle découvre son mari épuisé, au volant du coupé sport. Elle porte les mains à la bouche comme pour réprimer un cri, fait sortir son mari de la voiture.
et le déluge ravage les roses trémières.

22 avr. 2013

Zone 4 (33)

La démence qui frappe Mère est diagnostiquée quand Achille a treize ans. Le médecin de famille ne porte pas l’affaire devant le département santé PepsiCo. Il juge qu’Achille est mûr pour s’occuper de Mère, et, surtout, que sa solidité psychologique lui permettra de traverser l’épreuve.
La décision du médecin est également justifiée par la politique sanitaire de la firme. Mère risque d’être hospitalisée dans un établissement hors de prix, qui, après que l’appartement aurait été vendu, l’argent rapidement englouti, l’aurait considérée comme une charge intolérable, l’aurait sédatée, abandonnée dans l’aile réservée aux indigents, un lieu où ils meurent en quelques semaines, sales, déshydratés, dévorés par la vermine. Quant au jeune Achille, il aurait été placé dans un foyer pour mineurs. Son destin aurait été une overdose, un mauvais coup, des maladies d’un autre âge, enrôlé comme décontaminateur.

19 avr. 2013

Zone 4 (32)

Achille, je suis si fatiguée, dit-elle, je ne dors plus. Je souffre depuis le jour de ta naissance. Je t’ai donné ma joie de vivre, mes yeux et mes larmes, car une mère doit tout donner à son fils, Dieu nous a faites ainsi, pareilles à des louves. Tu le sais, n’est-ce pas ?
Achille le sait. Chaque nuit, Mère hurle à la mort. Hurlement inhumain, surgissement de l’enfer long de plusieurs minutes. Hurlement de loup. Un damné voué aux châtiments éternels le sortirait, non pas du gosier ou du ventre terrifié, mais du cerveau lavé de toute illusion, nu devant la Vérité.
La maladie me garde à la maison, je n’ai que toi pour veiller mon corps malade. Dieu a pénétré ma chair, tu as prospéré en moi. Que Lui ai-je fait pour mériter ça ? Pourquoi m’envoie-t-Il cette épreuve ? Pourquoi veut-Il que la putain blonde souille ma chambre de son regard de chienne impudique ? Ne dis rien. Je sais de quoi sont capables les putains. Je sais ce qu’elles ont, qui rend les hommes stupides comme des poules sans tête. J’ai vu le signe obscène. Je l’ai vu. Une mère voit tout. Cette femme a bientôt l’âge de ne plus procréer, elle veut te corrompre. Elle fait cela parce que son ventre est sec, elle veut me voler mon fils. À travers toi, c’est moi qu’elle cherche. Je le sens. Elle veut me détruire comme elle détruit son mari. Maintenant laisse-moi, je suis fatiguée.

18 avr. 2013

Zone 4 (31)

L’image se brouille. Achille n’ose plus bouger. Mère pose la bouteille d’Heineken sur le marbre de la table de chevet. Il entend la poitrine soulever l’étoffe de la chemise de nuit. Ce qu’elle dira décidera de son état mental pour les semaines à venir et il se maudit d’être né des entrailles de cette femme.
Achille lui est attaché au-delà des liens qui unissent l’enfant à sa mère, elle exerce une tyrannie impitoyable dont il ne voudrait pour rien au monde se soustraire. Les marques d’affection que lui consent Mère sont factices, surjouées, d’une déroutante théâtralité. Achille craint ces démonstrations d’amour ; il les espère aussi, comme un assoiffé peut boire l’eau noire d’une fondrière.

17 avr. 2013

Zone 4 (30)

« Achille ! Achille ! J’ai soif ! ». Mère a parlé.
Achille sent le flot de haine se déverser dans ses veines. Il hait le Voisin. Il aurait voulu qu’il crève. Il aurait voulu filmer sa mort, la poster sur le Net.
« J’ai soif ! ». La voix de Mère claque comme un reproche. Achille se précipite dans la cuisine, décapsule une bière glacée. Il vérifie sa coiffure dans le miroir de l’entrée, ouvre la porte de la chambre de Mère. Il faut quelques secondes pour s’habituer à la pénombre tandis que Mère lui adresse ce qui est probablement un mot d’encouragement. Sa voix est douce, apaisante. Son odeur est réconfortante. Les yeux d’Achille ne sont pas encore accoutumés à l’obscurité, il sent la main de Mère le guider jusqu’à la table de chevet où il doit poser la bouteille de Heineken, « Mélange de modernité et de tradition, son identité forte met en valeur une bière au caractère unique et à la saveur incomparable. »
— Que faisais-tu ? Dit-elle.
— Je filmais. Dit-il.
— Que filmais-tu ?
Achille se tait. Il sait qu’il ne peut pas tenir tête. Il sait aussi que Mère sait, que mentir déclencherait quelque chose qu’il ne veut pas voir.
— Je filmais le voisin.
— Tu filmais le voisin et sa putain blonde.
Mère n’est pas en colère. Mère estime qu’il est de l’âge de son fils de s’intéresser aux femmes, mais à celles de son âge. Elle l’encourage à sortir avec Brise.
À condition qu’il lui dise tout.
Absolument tout.
Il est pénible pour Achille de raconter.
— Montre.
Achille connecte le caméscope HD au téléviseur, appuie sur LEC. Il vient s’asseoir à côté, tandis qu’elle boit d’une traite les 33 centilitres de bière glacée. Ils voient le Voisin au sol, le bras contre le pneu avant gauche, la main ouverte, comme offerte à Dieu. Ils voient le Voisin reprendre ses esprits, se traîner vers l’établi. Ils voient le Voisin avaler une pilule, sortir du champ. Ils voient le Voisin assis contre l’établi, épuisé.
Ils voient l’image faire un sursaut désordonné. Ils voient l’image se figer. Ils voient la Femme Blonde. Elle les fixe. Elle les regarde. Elle les accuse.

16 avr. 2013

Zone 4 (29)

Le Voisin semble mort. Son bras touche le pneu dans un geste de lassitude affectée. Le corps abandonné. Les dernières paroles de Pornography saturent l’espace. « I must fight this sickness ». Je dois combattre cette maladie.
À cet instant, quand Smith dit « Find a cure », le Voisin reprend péniblement vie, et, s’accrochant à l’aile gauche du coupé sport, se remet d’aplomb.
La température extérieure est instable. Le Voisin est en nage. Le tee-shirt colle à la peau. Chaque geste exige un effort disproportionné, il prend appui sur la Mustang, et, pas à pas, se dirige vers le fond du garage. L’auto-radio se tait. L’espace se décompose en fragments séquentiels, une succession d’images arrêtées, muettes, déformées par la chaleur intense et les brusques courants d’air froids.
Achille ressent la soif qui prend possession des corps prisonniers de cette farce météorologique. Une soif poisseuse. Lourde. Fétide. Le taux d’humidité de l’air est proche des 100%. Le Voisin pose les coudes sur l’établi, face à une boîte à pharmacie fixée au mur. Il baisse la tête comme s’il se recueillait sur l’autel, face au saint tabernacle. Il ouvre la boîte frappée d’une croix rouge, sa main explore l’intérieur et saisit un tube plastique de couleur orange. Achille zoome et stabilise l’image. Le Voisin avale une pilule bleutée puis sort du champ. Achille dézoome et voit que la Voisin a glissé le long de l’établi jusqu’au sol où il est maintenant assis, comme reprenant son souffle après un sprint.

15 avr. 2013

Zone 4 (28)

Achille est fasciné. Le type est mort. Foudroyé à l’instant où Smith dit « Forever ». Du moins, Achille se met à espérer qu’il est mort, crise cardiaque ou rupture d’anévrisme. Une mort saine et rapide. Il l’espère de toute son âme, car le malaise pourrait être le premier symptôme. Dans ce cas, la Femme Blonde serait contaminée. Elle serait reléguée. Elle deviendrait un monstre.

L’effroi glacé et désespéré de Pornography, vomitif, obsédant comme un bad trip à la psilocybine englue la Mustang, le garage. « I’ll watch you down in the shower Pushing my life through your open eyes », vague référence à Psychose.
Le film raconte Norman Bates détruit de l’intérieur par une mère suicidée, méchante, meurtrière. Achille frémit. Il rentre dans l’appartement, court dans sa chambre, et, près de l’ordinateur portable, saisit le caméscope numérique HD Canon avec micro directionnel, « filmez en Haute Définition pour des tournages pleins de vie d’un réalisme saisissant ». Il revient sur le balcon, et, se postant dans un angle d’où il ne peut être vu de la Femme Blonde, appuie sur REC, zoome sur le garage.

12 avr. 2013

Zone 4 (27)

Achille revient sur le balcon et voit que la Femme Blonde a remis les roses trémières d’aplomb. Elle arrache les mauvaises herbes, accroupie. Entre le tee-shirt et la ceinture du jean, la peau du dos est claire — et il semble à Achille qu’il peut sentir sa douceur — à moins que ce ne soit encore la réminiscence d’une affiche quatre par trois pour le Tropicana pur premium réveil des tropiques : « Un mélange subtil d’agrumes et de fruits exotiques pour une sensation de fraîcheur tropicale ». Le Voisin crie un mot qu’Achille ne comprend pas, agrippe le pot de peinture blanche et redescend au garage. Il saisit une bouteille de White Spirit, rince le rouleau, se frotte les mains avec un chiffon imbibé. L’album Pornography est à la fin de A Strange Day.
« My head falls back »
L’ombre d’un nuage rouge caresse le jardin. Elle glisse. Silencieuse et pourtant riante.
« And the walls crash down »
La Femme Blonde se relève. Ses mains sont grasses de terre noire.
« And the sky »
Elle lève la tête à la recherche du nuage. Et le voit.
« And the impossible »
Elle le suit du regard en faisant de sa main une visière.
« Explode »
Elle sourit.
« Held for one moment I remember a song »
Puis elle lève l’autre bras, l’agite pour saluer Achille. Joyeuse.
« An impression of sound
Then everything is gone »
Achille lui répond par un salut militaire.
« Forever »
Et le Voisin s’effondre, près de la Mustang 1968, GT390 Fastback.

11 avr. 2013

Zone 4 (26)

Il parle seul, se passe l’eau sur le visage : « Elle rit comme je ne l’ai jamais vu rire. Je traîne autour des auto-tamponneuses, je sens l’odeur des étincelles électriques, j’entends les bruits de la foire, les adolescents appuyés aux rampes de sécurité, les jetons dans le creux des mains, les mots pressés dans les éclats crispés de timidité, leurs sourires sont comme des carrosseries d’auto-tamponneuses, rouges, bleus, jaunes. Je veux tirer à la carabine. Je veux tuer. Je veux tuer parce que je n’ai jamais vu Mère rire comme ça. Elle rit, elle percute, elle est projetée, elle tourne, elle recule, elle virevolte, elle fait un tour de piste. Il y a la musique, mais ça n’empêche pas son rire. C’est une fusée qui cogne. Son rire est si grand. Je veux tirer à la carabine, j’avance vers le stand. Je détourne les yeux comme si j’étais devant une image obscène. Comme si mon corps était engourdi. Le visage de Mère fait peur. Sa beauté me fait peur. Je ne l’ai jamais vue comme elle est. Détendue. Elle s’amuse, j’ai l’impression que le monde est redevenu normal. Le monde est simple et bleu comme le ciel de la foire, on pourrait vivre heureux pour toujours. Ça serait tellement merveilleux. J’aurais une vie. J’aurais des bras à l’intérieur de moi pour me consoler. J’ai crevé trois ballons avec ma carabine. »
Ceci reprend point pour point les images d’un spot publicitaire pour l’assurance-vie PepsiCo Prévoyance, Achille les revoit nettement au fur et à mesure qu’il dit le texte. Il crache dans l’évier, le rince d’un geste circulaire et coupe l’eau. La température extérieure augmente. Elle ne devrait plus descendre jusqu’à la tombée de la nuit.

10 avr. 2013

Zone 4 (25)

Achille ouvre le robinet, regarde l’eau se fracasser sur l’inox. Il vit dans un monde anormal, pense-t-il. Mais aucun souvenir précis n’émerge de la surface capitonnée que lui oppose sa mémoire lorsqu’il tente de lui extirper un fragment du monde perdu, ne serait-ce que l’impression qu’il fut bien réel, et non, comme si, justement, la catastrophe n’avait pas été sa destruction mais l’invention d’un passé fictif, idéalisé, utopique, destiné à emmurer une réalité originelle bien plus néfaste que celle qui s’impose à tous, aujourd’hui, sous le régime d’une succession d’instants vides d’espoir, mais aussi, vides de douleurs.
À peine garde-t-il quelques images de cette enfance, probablement fausses, fabriquées par un subconscient sous influence.

9 avr. 2013

Zone 4 (24)

Le rire monte aux cieux à la vitesse d’un moineau. Elle rit si fort et chacun reprend sa course et ses occupations avec la certitude que la journée finira joyeuse et douce et parfumée.
Alors le Voisin dit : « Vous me faites tous chier ! », relève le pot de peinture blanche, sauve quelques décilitres répandus dans l’herbe, se remet à peindre le mur extérieur du garage. REGARDE-MOI. Les projections du rouleau, le Voisin rugit de colère, redouble d’énergie.
Le dérèglement climatique commence après la très grande nuit atomique. Le premier printemps est très chaud, les ruisseaux grouillent de rats. Le très long hiver qui s’achève est extrêmement rude. Les rats sont affamés, leurs dents et leurs mâchoires sont en sang.
La faim et les cendres les poussent à l’intérieur des maisons. Un enfant en bas âge ou un vieillard perd un morceau de chair pendant son sommeil. Bien qu’il y ait, vers la fin, de brusques épisodes tropicaux, les trottoirs restent recouverts d’un glacis de glace grise. Les habitants de l’archipel sont chaussés de crampons métalliques.
L’été de ses dix ans, treize après l’hiver nucléaire, Achille chasse le renard avec des lances de sureau fichées de clous. Il meurtrit de coups de marteau les vieux chênes du petit bois, près de son immeuble de quatre étages, il construit des cabanes que la bande rivale démolit en représailles des représailles d’Achille et de son ami Patrick âgé de deux ans de plus que lui.
À douze et quatorze ans, ils cessent de faire des cabanes. Ils traînent dans les rues, volent et forcent des caves pour s’enivrer.