28 avr. 2013

Zone 4 (37)

Puis Achille entend. La poursuite stridente des martinets.
Ils décrivent des montagnes russes dans l’air phosphorescent. Ils font du rase-mottes. Ils font de l’alpinisme, plus gracieux que la patrouille de France, agiles, imprévisibles.
Une enfant éclate de rire. Derrière les haies. Achille l’entend. Elle court, s’écroule de rire dans l’herbe, pousse un cri et le cri des martinets transperce le bêlement mécanique de la 102 (leurs piaillements longs et effilés sont des balles traçantes dans le ciel).
Cent quarante kilomètres-heure ! Motocyclistes du ciel ! On dirait le ruban de satin d’une gymnaste rythmique. On dirait la nage d’une otarie. On dirait des bolides miniatures sur un circuit électrique — Il freine au stop — Dérapage sur les graviers, le soleil se dilue dans un rouge orangé écœurant de mièvrerie. Il aime ça.

25 avr. 2013

Zone 4 (36)

Achille empoigne le guidon, manettes gauche et droite enfoncées. Fixe la ligne d’horizon comme un aviateur ses instruments de navigation avant le décollage. Puis il s’élance. La bécane pousse un grognement las — et s’éteint.
Force sur les jambes, respiration cadencée. Une plaque d’égout claque. La ligne d’horizon tressaute. Second grognement, plus vif. Le deux-temps s’allume — relâche la manette de décompression — met les gaz — saute sur la selle — relâche la manette d’air — essore la poignée. Ne pas noyer le moteur.
Le deux-temps monte en puissance, clair, sec. Le vent tiède, dans la descente, chasse l’odeur de mélange huile-essence.
L’horizon se stabilise, disparaît derrière la crête quand il arrive au fond du vallon, gaz au maximum pour attaquer la montée. À mi-côte, le bruit s’embourbe dans un râle gras — il mouline — tête baissée — debout sur les pédales — gaz à fond — amortisseurs grincent — cuisses comme des pistons.
Le casque Daytona cogne la fourche. Achille regarde loin devant lui.

24 avr. 2013

Zone 4 (35)

Le 21 mai 1982, le Royal Marine Graam Stutcliff débarque dans la baie de San Carlos avec la 3e brigade de commandos. Il brise la résistance des conscrits argentins mal entraînés, mal équipés, démoralisés. Il pause en tenue de combat avec quatre de ses frères d’armes sur une route boueuse, au milieu de la lande. La photo est encadrée dans le salon. C’est le seul souvenir que garde Achille de son père. Et un fusil automatique léger argentin et deux mille cartouches.
Qu’il met dans un sac de sport noir, avec deux boîtes de munitions.

23 avr. 2013

Zone 4 (34)

Achille et Mère subsistent grâce à la pension de héros du peuple que la firme alloue aux proches des décontaminateurs tombés après la catastrophe. La pension expirera aux dix-huit ans révolus d’Achille.
Achille dépose un baiser sur le front de Mère.
Il revient sur le balcon, caché derrière le mur de la loggia. Le ciel s’assombrit. De puissants nuages anthracites se massent au-dessus de l’archipel. Il y a un éclair, à l’horizon. Le Voisin a disparu du garage, du moins, il ne gît plus au pied de l’établi, la Femme Blonde continue son jardinage. Le tonnerre. Qui est suivi d’un long coup de klaxon, puis de plusieurs coups brefs, nerveux. Quelques grêlons tombent. La Femme Blonde relève la tête, identifie le klaxon de la Mustang. Elle jette le sécateur dans l’herbe, court jusqu’au garage au moment où le déluge déchaîne sa fureur de grêle et de feu. Des glaçons gros et blancs comme des galets. Elle découvre son mari épuisé, au volant du coupé sport. Elle porte les mains à la bouche comme pour réprimer un cri, fait sortir son mari de la voiture.
et le déluge ravage les roses trémières.

22 avr. 2013

Zone 4 (33)

La démence qui frappe Mère est diagnostiquée quand Achille a treize ans. Le médecin de famille ne porte pas l’affaire devant le département santé PepsiCo. Il juge qu’Achille est mûr pour s’occuper de Mère, et, surtout, que sa solidité psychologique lui permettra de traverser l’épreuve.
La décision du médecin est également justifiée par la politique sanitaire de la firme. Mère risque d’être hospitalisée dans un établissement hors de prix, qui, après que l’appartement aurait été vendu, l’argent rapidement englouti, l’aurait considérée comme une charge intolérable, l’aurait sédatée, abandonnée dans l’aile réservée aux indigents, un lieu où ils meurent en quelques semaines, sales, déshydratés, dévorés par la vermine. Quant au jeune Achille, il aurait été placé dans un foyer pour mineurs. Son destin aurait été une overdose, un mauvais coup, des maladies d’un autre âge, enrôlé comme décontaminateur.

19 avr. 2013

Zone 4 (32)

Achille, je suis si fatiguée, dit-elle, je ne dors plus. Je souffre depuis le jour de ta naissance. Je t’ai donné ma joie de vivre, mes yeux et mes larmes, car une mère doit tout donner à son fils, Dieu nous a faites ainsi, pareilles à des louves. Tu le sais, n’est-ce pas ?
Achille le sait. Chaque nuit, Mère hurle à la mort. Hurlement inhumain, surgissement de l’enfer long de plusieurs minutes. Hurlement de loup. Un damné voué aux châtiments éternels le sortirait, non pas du gosier ou du ventre terrifié, mais du cerveau lavé de toute illusion, nu devant la Vérité.
La maladie me garde à la maison, je n’ai que toi pour veiller mon corps malade. Dieu a pénétré ma chair, tu as prospéré en moi. Que Lui ai-je fait pour mériter ça ? Pourquoi m’envoie-t-Il cette épreuve ? Pourquoi veut-Il que la putain blonde souille ma chambre de son regard de chienne impudique ? Ne dis rien. Je sais de quoi sont capables les putains. Je sais ce qu’elles ont, qui rend les hommes stupides comme des poules sans tête. J’ai vu le signe obscène. Je l’ai vu. Une mère voit tout. Cette femme a bientôt l’âge de ne plus procréer, elle veut te corrompre. Elle fait cela parce que son ventre est sec, elle veut me voler mon fils. À travers toi, c’est moi qu’elle cherche. Je le sens. Elle veut me détruire comme elle détruit son mari. Maintenant laisse-moi, je suis fatiguée.

18 avr. 2013

Zone 4 (31)

L’image se brouille. Achille n’ose plus bouger. Mère pose la bouteille d’Heineken sur le marbre de la table de chevet. Il entend la poitrine soulever l’étoffe de la chemise de nuit. Ce qu’elle dira décidera de son état mental pour les semaines à venir et il se maudit d’être né des entrailles de cette femme.
Achille lui est attaché au-delà des liens qui unissent l’enfant à sa mère, elle exerce une tyrannie impitoyable dont il ne voudrait pour rien au monde se soustraire. Les marques d’affection que lui consent Mère sont factices, surjouées, d’une déroutante théâtralité. Achille craint ces démonstrations d’amour ; il les espère aussi, comme un assoiffé peut boire l’eau noire d’une fondrière.

17 avr. 2013

Zone 4 (30)

« Achille ! Achille ! J’ai soif ! ». Mère a parlé.
Achille sent le flot de haine se déverser dans ses veines. Il hait le Voisin. Il aurait voulu qu’il crève. Il aurait voulu filmer sa mort, la poster sur le Net.
« J’ai soif ! ». La voix de Mère claque comme un reproche. Achille se précipite dans la cuisine, décapsule une bière glacée. Il vérifie sa coiffure dans le miroir de l’entrée, ouvre la porte de la chambre de Mère. Il faut quelques secondes pour s’habituer à la pénombre tandis que Mère lui adresse ce qui est probablement un mot d’encouragement. Sa voix est douce, apaisante. Son odeur est réconfortante. Les yeux d’Achille ne sont pas encore accoutumés à l’obscurité, il sent la main de Mère le guider jusqu’à la table de chevet où il doit poser la bouteille de Heineken, « Mélange de modernité et de tradition, son identité forte met en valeur une bière au caractère unique et à la saveur incomparable. »
— Que faisais-tu ? Dit-elle.
— Je filmais. Dit-il.
— Que filmais-tu ?
Achille se tait. Il sait qu’il ne peut pas tenir tête. Il sait aussi que Mère sait, que mentir déclencherait quelque chose qu’il ne veut pas voir.
— Je filmais le voisin.
— Tu filmais le voisin et sa putain blonde.
Mère n’est pas en colère. Mère estime qu’il est de l’âge de son fils de s’intéresser aux femmes, mais à celles de son âge. Elle l’encourage à sortir avec Brise.
À condition qu’il lui dise tout.
Absolument tout.
Il est pénible pour Achille de raconter.
— Montre.
Achille connecte le caméscope HD au téléviseur, appuie sur LEC. Il vient s’asseoir à côté, tandis qu’elle boit d’une traite les 33 centilitres de bière glacée. Ils voient le Voisin au sol, le bras contre le pneu avant gauche, la main ouverte, comme offerte à Dieu. Ils voient le Voisin reprendre ses esprits, se traîner vers l’établi. Ils voient le Voisin avaler une pilule, sortir du champ. Ils voient le Voisin assis contre l’établi, épuisé.
Ils voient l’image faire un sursaut désordonné. Ils voient l’image se figer. Ils voient la Femme Blonde. Elle les fixe. Elle les regarde. Elle les accuse.

16 avr. 2013

Zone 4 (29)

Le Voisin semble mort. Son bras touche le pneu dans un geste de lassitude affectée. Le corps abandonné. Les dernières paroles de Pornography saturent l’espace. « I must fight this sickness ». Je dois combattre cette maladie.
À cet instant, quand Smith dit « Find a cure », le Voisin reprend péniblement vie, et, s’accrochant à l’aile gauche du coupé sport, se remet d’aplomb.
La température extérieure est instable. Le Voisin est en nage. Le tee-shirt colle à la peau. Chaque geste exige un effort disproportionné, il prend appui sur la Mustang, et, pas à pas, se dirige vers le fond du garage. L’auto-radio se tait. L’espace se décompose en fragments séquentiels, une succession d’images arrêtées, muettes, déformées par la chaleur intense et les brusques courants d’air froids.
Achille ressent la soif qui prend possession des corps prisonniers de cette farce météorologique. Une soif poisseuse. Lourde. Fétide. Le taux d’humidité de l’air est proche des 100%. Le Voisin pose les coudes sur l’établi, face à une boîte à pharmacie fixée au mur. Il baisse la tête comme s’il se recueillait sur l’autel, face au saint tabernacle. Il ouvre la boîte frappée d’une croix rouge, sa main explore l’intérieur et saisit un tube plastique de couleur orange. Achille zoome et stabilise l’image. Le Voisin avale une pilule bleutée puis sort du champ. Achille dézoome et voit que la Voisin a glissé le long de l’établi jusqu’au sol où il est maintenant assis, comme reprenant son souffle après un sprint.

15 avr. 2013

Zone 4 (28)

Achille est fasciné. Le type est mort. Foudroyé à l’instant où Smith dit « Forever ». Du moins, Achille se met à espérer qu’il est mort, crise cardiaque ou rupture d’anévrisme. Une mort saine et rapide. Il l’espère de toute son âme, car le malaise pourrait être le premier symptôme. Dans ce cas, la Femme Blonde serait contaminée. Elle serait reléguée. Elle deviendrait un monstre.

L’effroi glacé et désespéré de Pornography, vomitif, obsédant comme un bad trip à la psilocybine englue la Mustang, le garage. « I’ll watch you down in the shower Pushing my life through your open eyes », vague référence à Psychose.
Le film raconte Norman Bates détruit de l’intérieur par une mère suicidée, méchante, meurtrière. Achille frémit. Il rentre dans l’appartement, court dans sa chambre, et, près de l’ordinateur portable, saisit le caméscope numérique HD Canon avec micro directionnel, « filmez en Haute Définition pour des tournages pleins de vie d’un réalisme saisissant ». Il revient sur le balcon, et, se postant dans un angle d’où il ne peut être vu de la Femme Blonde, appuie sur REC, zoome sur le garage.

12 avr. 2013

Zone 4 (27)

Achille revient sur le balcon et voit que la Femme Blonde a remis les roses trémières d’aplomb. Elle arrache les mauvaises herbes, accroupie. Entre le tee-shirt et la ceinture du jean, la peau du dos est claire — et il semble à Achille qu’il peut sentir sa douceur — à moins que ce ne soit encore la réminiscence d’une affiche quatre par trois pour le Tropicana pur premium réveil des tropiques : « Un mélange subtil d’agrumes et de fruits exotiques pour une sensation de fraîcheur tropicale ». Le Voisin crie un mot qu’Achille ne comprend pas, agrippe le pot de peinture blanche et redescend au garage. Il saisit une bouteille de White Spirit, rince le rouleau, se frotte les mains avec un chiffon imbibé. L’album Pornography est à la fin de A Strange Day.
« My head falls back »
L’ombre d’un nuage rouge caresse le jardin. Elle glisse. Silencieuse et pourtant riante.
« And the walls crash down »
La Femme Blonde se relève. Ses mains sont grasses de terre noire.
« And the sky »
Elle lève la tête à la recherche du nuage. Et le voit.
« And the impossible »
Elle le suit du regard en faisant de sa main une visière.
« Explode »
Elle sourit.
« Held for one moment I remember a song »
Puis elle lève l’autre bras, l’agite pour saluer Achille. Joyeuse.
« An impression of sound
Then everything is gone »
Achille lui répond par un salut militaire.
« Forever »
Et le Voisin s’effondre, près de la Mustang 1968, GT390 Fastback.

11 avr. 2013

Zone 4 (26)

Il parle seul, se passe l’eau sur le visage : « Elle rit comme je ne l’ai jamais vu rire. Je traîne autour des auto-tamponneuses, je sens l’odeur des étincelles électriques, j’entends les bruits de la foire, les adolescents appuyés aux rampes de sécurité, les jetons dans le creux des mains, les mots pressés dans les éclats crispés de timidité, leurs sourires sont comme des carrosseries d’auto-tamponneuses, rouges, bleus, jaunes. Je veux tirer à la carabine. Je veux tuer. Je veux tuer parce que je n’ai jamais vu Mère rire comme ça. Elle rit, elle percute, elle est projetée, elle tourne, elle recule, elle virevolte, elle fait un tour de piste. Il y a la musique, mais ça n’empêche pas son rire. C’est une fusée qui cogne. Son rire est si grand. Je veux tirer à la carabine, j’avance vers le stand. Je détourne les yeux comme si j’étais devant une image obscène. Comme si mon corps était engourdi. Le visage de Mère fait peur. Sa beauté me fait peur. Je ne l’ai jamais vue comme elle est. Détendue. Elle s’amuse, j’ai l’impression que le monde est redevenu normal. Le monde est simple et bleu comme le ciel de la foire, on pourrait vivre heureux pour toujours. Ça serait tellement merveilleux. J’aurais une vie. J’aurais des bras à l’intérieur de moi pour me consoler. J’ai crevé trois ballons avec ma carabine. »
Ceci reprend point pour point les images d’un spot publicitaire pour l’assurance-vie PepsiCo Prévoyance, Achille les revoit nettement au fur et à mesure qu’il dit le texte. Il crache dans l’évier, le rince d’un geste circulaire et coupe l’eau. La température extérieure augmente. Elle ne devrait plus descendre jusqu’à la tombée de la nuit.

10 avr. 2013

Zone 4 (25)

Achille ouvre le robinet, regarde l’eau se fracasser sur l’inox. Il vit dans un monde anormal, pense-t-il. Mais aucun souvenir précis n’émerge de la surface capitonnée que lui oppose sa mémoire lorsqu’il tente de lui extirper un fragment du monde perdu, ne serait-ce que l’impression qu’il fut bien réel, et non, comme si, justement, la catastrophe n’avait pas été sa destruction mais l’invention d’un passé fictif, idéalisé, utopique, destiné à emmurer une réalité originelle bien plus néfaste que celle qui s’impose à tous, aujourd’hui, sous le régime d’une succession d’instants vides d’espoir, mais aussi, vides de douleurs.
À peine garde-t-il quelques images de cette enfance, probablement fausses, fabriquées par un subconscient sous influence.

9 avr. 2013

Zone 4 (24)

Le rire monte aux cieux à la vitesse d’un moineau. Elle rit si fort et chacun reprend sa course et ses occupations avec la certitude que la journée finira joyeuse et douce et parfumée.
Alors le Voisin dit : « Vous me faites tous chier ! », relève le pot de peinture blanche, sauve quelques décilitres répandus dans l’herbe, se remet à peindre le mur extérieur du garage. REGARDE-MOI. Les projections du rouleau, le Voisin rugit de colère, redouble d’énergie.
Le dérèglement climatique commence après la très grande nuit atomique. Le premier printemps est très chaud, les ruisseaux grouillent de rats. Le très long hiver qui s’achève est extrêmement rude. Les rats sont affamés, leurs dents et leurs mâchoires sont en sang.
La faim et les cendres les poussent à l’intérieur des maisons. Un enfant en bas âge ou un vieillard perd un morceau de chair pendant son sommeil. Bien qu’il y ait, vers la fin, de brusques épisodes tropicaux, les trottoirs restent recouverts d’un glacis de glace grise. Les habitants de l’archipel sont chaussés de crampons métalliques.
L’été de ses dix ans, treize après l’hiver nucléaire, Achille chasse le renard avec des lances de sureau fichées de clous. Il meurtrit de coups de marteau les vieux chênes du petit bois, près de son immeuble de quatre étages, il construit des cabanes que la bande rivale démolit en représailles des représailles d’Achille et de son ami Patrick âgé de deux ans de plus que lui.
À douze et quatorze ans, ils cessent de faire des cabanes. Ils traînent dans les rues, volent et forcent des caves pour s’enivrer.

8 avr. 2013

Zone 4 (23)

Achille regarde le faux Steeve McQueen tenir son téléphone du bout des doigts tandis que la Femme Blonde tient la plus haute des trémières (afin que le vent du nord ne l’emporte dans la tourmente).
Le Voisin prend conscience que l’épisode météorologique risque de s’installer, il hurle à la Femme Blonde de rentrer à l’abri.
La Femme Blonde s’accroche à la rose trémière, inversant le rapport entre elle et la fleur. Ce n’est plus la fleur qui requiert ses soins attentionnés, mais elle, la rose d’outre-mer, à travers la sève et les racines émollientes, qui apporte soutien à la Femme Blonde, elle qui a le pouvoir d’apaiser la brûlure du vent boréal.
Le Voisin plie face au vent et fait quelques pas. Il avance comme sur le pont d’un porte-hélicoptère balayé par la tempête.
Le souffle sinistre et blanc de la brise efface la plainte terrifiée de Robert Smith, si bien qu’on n’entend pas les cinq minutes trente de Siamese Twins s’échapper des haut-parleurs de la Mustang.
Le pot de peinture est renversé, le liquide laiteux se répand dans l’herbe.
Achille n’entend pas les cris du Voisin. Mais il le voit saisir la Femme Blonde par les épaules et vouloir la contraindre à rejoindre la maison. La Femme Blonde le repousse, agrippant de l’autre main la tige de la rose trémière dont les gros pétales noirs résistent aux flots mortels du vent.
Mais le ciel devient vanille, et, aussi improbable qu’un coucher de soleil en plein midi, il est incendié d’orangés et de pourpres incandescents.
Net,
le vent cesse et cède à l’immobilité.
Le silence envahit l’archipel, non loin des falaises contaminées. Comme toujours, les êtres vivants reçoivent l’accalmie avec incrédulité. Ils attendent qu’un autre prenne le risque d’annoncer par son chant ou un juron la fin de la colère d’Apollon.

5 avr. 2013

Zone 4 (22)

Or le vent amplifie la chanson The Hanging Garden. Achille entend la voix de Robert Smith venir à lui en rafales depuis les haut-parleurs high-tech de la Mustang Fastback.
Achille resserre le col de chemise pour se protéger du froid, pariant que cette fois-ci l’épisode hivernal ne dépasserait pas les quatre minutes vingt-deux de la chanson bien qu’il ne se rappelle pas le dernier morceau de la face A de Pornography.
Killing An Arab figure sur la face B du single The Hanging Garden, dans sa version enregistrée à l’Apollo Theatre de Manchester le 27 avril 1982 (l’avant-dernier morceau du rappel, entre 10:15 et All Mine), soit deux semaines après la fin de l’invasion des Malouines par les forces argentines et trois jours seulement avant que Thatcher ne déclenche l’opération Black Buck qui consistait à envoyer des bombardiers Vulcan et des Sea Harrier pilonner l’aéroport de Fort Stanley.
En 1990, après l’invasion du Koweit, il fallut réexpliquer que la chanson était inspirée de L’Étranger de Camus et qu’elle n’était pas un appel au meurtre raciste.

4 avr. 2013

Zone 4 (21)

La partie habitable de l’archipel s’étend à l’intérieur des terres, suivant le tracé d’un vallon sec, site de reconstruction du village au XIVe siècle, après qu’un raz-de-marée eut englouti le premier hameau de pêcheurs qui se situait sur l’actuelle zone 4.
Le village reconstruit est baptisé Saint-Denis comme le hameau originel. Le gentilé des habitants demeure lié au saint céphalophore, à savoir les Dionysiens et Dionysiennes (où l’on voit comment l’esprit sinistre des Chrétiens transforme l’homme dieu pré-olympien en une poule traversant Montmartre la tête sous le bras).
Cette connaissance superficielle de l’archipel, Achille la tient des soldats de son père et de Wikipedia. Son père avait souhaité que ses soldats lui enseignent la géographie, l’art militaire, la conduite rapide et la musique, toutes choses utiles dont ils étaient experts. Quant à Wikipedia, c’était la seule source de connaissance de l’archipel, les bibliothèques ayant été détruites, les livres brûlés, dispersés, pillés, jetés aux ordures ou simplement méprisés.

2 avr. 2013

Zone 4 (20)

Avant la catastrophe, l’archipel vit sur ses souvenirs d’ancienne station balnéaire très courue à la fin du XIXe siècle. Un célèbre peintre représente sa plage une quinzaine de fois, ses falaises et son cap, son ponton et ses cabanes de bois — la peinture blanche réverbère la lumière, si particulière à cet endroit (s’étaient persuadés les habitants).
Pendant les sombres années de la Première Guerre mondiale, l’archipel dont les plans de bord de mer sont conçus, dit-on, d’après la promenade des Anglais à Nice, devient la capitale d’un royaume en exil. Sur le plan juridique et durant quatre ans, l’archipel est un territoire étranger.
La statue d’un roi en uniforme signale cela, bien qu’il n’ait jamais mis les pieds dans l’archipel. Le roi restera au plus près des massacres.
L’archipel est partagé entre une plage de galets, au sud, qui, à marée basse, découvre des rocailles constellées de petits coquillages (coupants et dangereux, il faut se baigner à marée haute, même si les quelques mètres de galets sont un supplice pour les pieds), et, au nord, des falaises de cent mètres, qui forment un cap que les habitants nomment, autant par amusement que par sentiment d’appartenir à une espèce oubliée, le bout du monde.
Au pied des falaises, une décharge. C’est ici que les monstres jettent leurs morts.
La partie septentrionale du littoral — les falaises et son cap — s’appelle « zone de stockage n°4 ».

1 avr. 2013

Zone 4 (19)

En 1994, le temps change. Le ciel devient noir. C’est l’hiver pendant cinq ans. Après, tout semble redevenir normal.
Le plus souvent, Achille filme avec un petit camescope numérique de marque Canon. La mère exige qu’il tourne deux heures de vidéo par jour. Elle s’est lassée des films de cinéma (même si Bullitt avait été son préféré ; elle vouait un culte au couple McQueen-Bisset). La mère nourrit un mépris absolu pour la télévision depuis que le groupe PepsiCo a pris le contrôle des canaux de diffusion — et bien que la multinationale soit l’ancien employeur de son défunt mari et qu’elle et son fils doivent leur survie à la pension que leur verse la firme.
Les vidéos d’Achille sont une bouffée d’oxygène pour la mère, elle ne sort jamais de sa chambre. Achille ne reçoit aucune consigne claire, il sait que la mère est heureuse lorsqu’il filme la nature, les fleurs, les buissons, les arbres et les ciels vanille.
Le ciel qui se referme comme un autoclave sur l’archipel ne lui offrira aucune joie, pense-t-il. Achille presse le bouton off.
La mère veut revoir le monde tel qu’il était avant la catastrophe, avant la colère d’Apollon, avant la naissance d’Achille.