31 déc. 2012

Terra incognita (les yeux noyés de sang)

Les rounds sont les serpents tatoués dans une mutuelle
confusion, s’imbriquant, s’échangeant leur salive sur le torse
de l’adversaire.
Voici ce que j’ai dit (j’étais aveuglé par les coups) :
Moi, capitaine Dupré, combattant à mains nus. Comme
dans un rêve, le poids du sommeil, de l’inconscience ; mais
le souffre se diffuse dans les régions du corps, une éclosion d’atomes. Chaque respiration est douceur ; je suis au bord de l’anéantissement.

Un procédé permettant ta beauté,
Qui me justifie
Entre les paroles
Des putains et des équipages
OU JE ME TROMPE
Alors il faut céder au cannibalisme
Ou à l’inlassable géniteur
(Il émet vivement et avec force au-dehors)
La glossolalie — Mercadier, terrible chef de bande — je ne salue personne
Où je voyage ;
Sur les routes : la viande graphique.
En compagnie d’un imposteur chaque paradoxe est teinté de trahison.
Et jaillit
Au ciel
Moi
La chasteté
Se rompre
Dans la porcelaine sanitaire
Le simultanéisme
Vient la parole sous terre
Elle sera insupportable dans ses effets de transparence.

29 déc. 2012

Terra incognita (un genou à terre)

ou l’arrivée de la mort sur la langue du bœuf ; Pablo Neruda prononce la chute rituelle, il dit un homme lié par une amitié sacrée, une alliance virile, le scalde accordant le chant au ventre criard ; il dit le soleil foulant la poussière, et cette étendue où le destin prend des noms de monstres marins ; il dit un monde ancien proclamant l’avènement de Pablo Neruda.
Pendant un court instant, j’ai su que le Combat n’existe pas ; j’ai eu foi en la matière, mon cœur s’est rempli de sang et je n’ai plus craint de mourir (car pourquoi craindre de mourir quand il n’y a rien ?) ; mon cœur a expulsé le sang hors de sa cavité et je me suis dit que ce qu’on retranche ou ce qu’on ajoute n’est que dalle mesuré à la beauté de ce qui est commun.
Alors j’ai compris que combattre n’avait pas de poids, parce que j’ai compris que le chant lancé hors de la gorge perdurait entre les astres, égal aux astres, ni plus, ni moins. J’ai compris par fraternité celui qui me frappe, car nous sommes pareils. Mais je reviens, faute de souffle, si loin de toi, si loin… Quand un court instant, je n’étais ni près ni loin parce qu’il n’était pas.
Je repense encore à cette expérience, tout était beauté.

25 déc. 2012

No Guitar Music (Guest#2)

Le passé des Pêcheries
No Guitar Music est Jusqu’ici et vice-versa
C’est une des informations, considérées pour être un problème, le matin, à l’arrivée du train. Les agissements nocturnes des graffeurs. Régulièrement, il y a quelqu’un pour annoncer le démantèlement de la bande, avec la solennité du bulletin de victoire quotidien. On connaît six hommes, six fragments du peuple. Il nous en faudrait environ 20 pour recomposer l’Une. La bande, devenue une direction, et une ressource pour un bureau. Il faut que j’en voie au moins un. Pour qu’ils me disent pourquoi ils signent « l’avenir des pêcheries », sous des images sanglantes. J’ai eu un vieux mentor, il avait été avec les lettristes, avant de devenir flic, et tenait cette prolifération comme une comptabilité dont personne n’avait trouvé la monnaie. Celle d’une autre ville à venir. Je suis sûr qu’ils ont vu les vigilants, aplatir Franck Lemaître. L’épisode précédent me manque.

22 déc. 2012

No Guitar Music (guest)

Nous nous sommes perdus bien avant le métro, c’est ma faute, je me suis laissé envahir par mes angoisses, un bref instant.
L’effet tête de pont, combiné à l’effet ketchup sans doute. Quoi de plus banal. Un mini retournement de situation.
Sophie m’avait dit un jour que le capitaine Nares et Ouyaoking, respectivement déserteur de l’armée US (quoique Nares soit Belge, je crois) et déserteur de l’armée chinoise (pas certain qu’il soit vraiment Chinois non plus) s’étaient rencontrés dans les années cinquante, à Incheon, durant la guerre. Ils s’étaient embarqués ensemble et clandestinement. Je trouvais que l’explication de cette amitié sentait trop les souvenirs de Corto Maltese. Mais je commençais à douter de la fausseté de cette histoire depuis que j’avais vu un chien nu dans un congélateur.

21 déc. 2012

Terra incognita (noué, je combats encore et encore)

Le Traité des corps flottants, Archimède ; c’est un titre merveilleux et plein de promesses, qui embrasse
les profondeurs abyssales de l’océan et les profondeurs abyssales du ciel, un titre peuplé de baleines et de sondes aérostatiques, d’aigrettes de pissenlit, de rumeurs,
peuplé de chants…
les chants que le vent des tempêtes ne peut éventer, les chants pour l’homme, debout sur l’emplanture, noué au mât d’une nef. Ils sont le bruit métallique des cloches et le tiède air du soir,
et la discrète odeur d’un arbre.

Mon peuple élèvera de chétives constructions ; nous maçonnerons d’incohérentes cités qui soulèveront d’horreur les raisons les mieux assises ; aucune justification ne saura couvrir l’impensable ouvrage de nos mains ; ce que nous bâtirons sera lentement désolé par les saisons (car nous aimons que l’empreinte de nos corps soit modifiée, émondée par la Mère).
Puis une voix solitaire jaillira encore d’une bouche étonnée, et, profonde et claire, emplira nos bouches comme s’allument les étoiles, notre chant commun soutiendra la voûte céleste, comme une pommade, il couvrira les plaies, comme une bière fraîche, il étanchera les soifs, il sera un vent chaud et nourricier ; peut-être la Mère sera-t-elle attendrie et souriante.

20 déc. 2012

Terra incognita (le feu du Combat)

Quatorze juillet mille neuf cent quatre-vingt-seize
et je conjecturais un poème d’épines. Dans la futaie,
il y a longtemps, j’ai connu
une très soudaine fleur. Nous avions pris la voiture, Anne, Alex
et moi ; et plus tard, dans la forêt fendue,
après s’être enfoncés et couchés sur le plaid, je me levai —
et l’air enveloppait comme la robe légère d’une jeune femme.
Je ne marchais pas,
je m’éloignais des amis, je savais qu’elle serait là,
haute,
où je serais loin d’eux. Plus je m’éloignais plus
je me sentais nu
dans la gaze aérienne. J’eus à peine
le temps que, débordé par l’excitation, la fleur
ployait sous le poids opalescent du feu.
Ô Temps passés à ne rien foutre.
Emportés par le cours crevassé de la vie.
Aveugles aux signes.
Sourds aux admonestations.
Insensibles et mous. Laissant,
abandonnant, insensibles et pauvres de pensées, de
sensations et de vie. Bien souvent, les efforts, les
tensions de l’esprit, les ploiements des muscles
sont des machines,
des combats, engins à enserrer, plans tracés
pour la dégradation et l’humiliation. L’ignorer,
c’est les crampes d’estomac. Les pets
infectes et le venin dans les gencives.

18 déc. 2012

Terra incognita (peu avant le Combat)

Balle perdue (odeur de la poudre estompée, tonnerre effacé par le chant des oiseaux ; balle tirée en mille neuf cent seize)
la vessie d’amour, l’organe pinéal perforé s’écoule tièdement dans le verre de Pessoa.

Je pose la très sainte Sagrès et je dis haut et fort dans
le vacarme du football télévisé : « Fleur, tu es ma destruction !
Ta racine est un outil ! Un outil pour détruire ! La preuve :
tu survis après qu’on t’a coupé la tige, seuls les cœurs endurcis y parviennent ».

La Croix est une fleur coupée.
Jeanne dit que dans son rêve j’ai pleuré.

La plaine est l’image de l’aurore ;
étendue sans mémoire où souffle l’haleine inouïe du Créateur.
Nous fûmes instruits d’ongles et de cheveux afin de nous rappeler
toujours le cycle atroce des nuits
inlassables génitrices aux ventres
toujours gros aux mamelles sèches
incoercibles couches
logorrhées croissant au sommet du crâne et aux doigts de kératine en forme de scarabée, signe
de notre immortalité physique.

Ta beauté est un spectacle
insupportable ; ta beauté est un édifice d’indifférence ; ta beauté est la dureté minérale ; tes beautés s’écroulent, murs et tours de sable, coupes et vases brisés, — je dis cela et mon verre se rompt et se répand de lui-même car la force contraire des doigts qui s’arcboutent et sur la joue la fraicheur de l’air,
délivré par la chute — mais il faudra des siècles pour pleurer toutes ces larmes.

17 déc. 2012

Terra incognita (début du Combat)

Mille neuf cent quatre-vingt-quinze
compter les ecchymoses recenser les dégradations, effractions, forcements, ruptures, démolitions ne dirait rien. S’il y a
une histoire de la destruction, cette histoire est dans nos gestes, par nos gestes, elle s’écrit
dans la plastique noble des coups de poing.

Détruire l’idée qu’il faut dire (les choses nous disent les vivants nous disent pourquoi ajouter à ce qui a été ajouté. La naissance est un dire qui s’ouvre ; nous pensons notre vie à combler cela).


Détruire l’idée.


Sauve ces mains jointes sur Ton silence
ô bon Dieu ;
Emporte mes uppercuts vers Ta bouche
Exhausse mes rages,
Elles ploient sous le poids
Le poids du silence en poudre ;
Et froide ma bouche fente
est une main engourdie sous Toi
vide d’amour le puits comblé
de gravas et de cailloux herbeux
Le Ciel joint NON pris dans l’amas
du ring.


Maintenant je suis las de penser, je dis le chant du Combat ; car mon penser s’enfiévrait et c’était

souffrance que cette lumière me chauffer les tempes, émouvoir les membres, expulser soi hors de moi, comme est souffrance l’ampoule minuscule du ciel, à peine un rejet et soleil et dieu.

Ce mort sous quelques-unes de ses formes je sus répondre que je ne savais pas, mais j’ajoutai, détruire n’est pas mourir et j’étais un fat.

Un autre fat me dit ; il disait bâtir nouveau, faire que ceci devienne cela mais je me tus et je fus plein de moi.

Je laissai l’étude et me livrai d’abord avec méfiance, certaines habitudes sont tenaces, mais l’alcool et le chanvre

étaient de grands adjuvants, à ces choses complexes et retorses que sont le laisser aller, l’oisiveté et la nonchalance ; car, c’est, je crois bien, un œuvre périlleux être absent dedans, je sais maintenant que l’absence est le pilon de la destruction je sais qu’à chacun des coups je me vois distinctement sous un jour inaccoutumé je me vois dans la lumière crue ; chaque organe détruit, chaque côte brisée irradie éclaire le visage, je vois… je me sens me touche avec la pure intimité de l’amour.

J’exprimerai ta tête entre mes mains tant mon amour,

ô mon amour, tant mon amour est fort, et puissantes sont mes mains. Que sera-ce

quand ton corps sans tête répandra son sang sur mes beaux habits neufs ; j’aurai Ces petits morceaux d’os de tête dans les cheveux et les cheveux collés par le noir glucose de tes veines. 
Autour, l’amour est rut ; —  ce sexe est un coutre ? — ce foie est luisant ? — cette voix tonitruante ? — ces ongles divins ? — tout cela compte.

UN Je suis le Dieu d’Israël, dis-tu, et j’interdis cela

DEUX que touche mon amour mon sperme est feu et tourmente, ma bave est la charogne vouée à l’oiseau Je suis le Seul et l’unique et ma peine est immense et ma joie est sans limite rien n’a de mesure pour l’homme que Je suis car je suis mon propre frère.

TROIS Toi

QUATRE Toi qui ne m’aimes pas

CINQ Toi qui ne m’aimes pas ton corps se dessèche,

SIX tu pourras boire le vin qui est sur une table mais ton corps se dessèchera encore, oui toi mon sectateur, mon zélateur, et mon chantre, ton corps sera sec dans les cieux parce que tu as parlé pour moi. Tu dis que j’ai détruit Sodome parce que mes enfants s’y enculaient ? Tu seras sec comme une noix amère ! J’ai détruit Sodome dans le feu de mon sperme car ma colère est infinie et infini mon plaisir.

SEPT Je mangerais bien un steak.

HUIT J’entends le bruit de mes artères et les longues avenues de Buenos Aires sont les valvules de mon corps — l’oubli est le marteau qui bat la taule des souvenirs ; je vois Fernando Pessoa sur le quai, enceint de toutes les choses mais le bruit le

bruit doux et monotone du Tage, bras stupéfiants de la tristesse, toi, Fernando Pessoa tu es l’enclave de mon

NEUF sanglot, chaque gorgée de Sagrès est un sanglot, tes horreurs sacrées sont mes sous-bocks.

DIX Lèvres douces de l’amour vous êtes hautes.

14 déc. 2012

In God We Trust (32)

Le « puceau » de Novaprom m’expliquait tranquillement le Plan. La nanopuce MUSE de Mickey Kozarski avait émis une alerte décès. Le puceau remit un peu d’ordre dans les crayons posés sur le bureau. Il me dit : « Monsieur Proust, avez-vous idée de ce que cela coûterait au Groupe Novaprom si notre client venait à décéder de mort naturelle ? ». Je ne comprenais pas bien ce que je faisais dans ce bureau étriqué derrière l’Entresol. « Dans les dix millions de dollars, dit-il, nous serions obligés, par contrat, de le cryogéniser en attendant que la science ait trouvé le moyen de réparer son organisme dysfonctionnant ». Je levai les sourcils. « C’est un paquet de pognon, dis-je, mais je vois pas en quoi je pourrais vous être utile. »

13 déc. 2012

in God We Trust (31)

Mickey Kozarski possédait un manoir à vingt kilomètres du centre. Mickey organisait des performances d’art contemporain. Lesdites séances attiraient une bonne partie des nyctalopes de la Capitale. Encore selon Raoul, il devait drôlement les soigner. Parce que les Parigots ne vont pas facilement consommer de la culture en province. C’était des soirées ultra-fermées. Des soirées avec un service d’ordre TRÈS coriace ; on racontait qu’un livreur de fleurs avait été passé à tabac. Le livreur de fleurs avait été appelé au manoir par un invité bourré. La fête avait un succès monstre : une artiste punk branlait un âne. Une autre fille avait simulé l’orgasme pendant cinq heures. La fille était tombée dans le coma. Le livreur de fleurs était passé à tabac. Les Yougos l’avaient laissé pour mort. Les Yougos lui avaient pissé dessus. Les Yougos lui avaient enfoncé un nerf de bœuf dans le cul. Les Yougos l’avaient jeté dans une fosse à purin.
« Par hasard, dis-je, ces braves types n’auraient pas de la famille en Pologne ? »
Après tout, c’était l’Europe. Raoul me fusilla d’une salve qui en disait long sur la considération qu’il portait à ma santé mentale. Je ne lui avais rien dit au sujet de mes providentielles retrouvailles avec Mara.

12 déc. 2012

In God We Trust (30)

Raoul s’était renseigné sur Mickey Kozarski ; les amis de son père lui avaient pas mal déblayé le terrain. Tout un pan de l’existence des Boulanger évoluait du côté obscur du caniveau. Son père avait connu Mickey gamin, leurs parents travaillaient dans la même saloperie d’usine d’amiante. Preuve que Mickey, tout bien repassé dans ses costards roses, était une de ces espèces en voie de prolifération. Un nouveau riche, c’était confirmé. Si le type avait eu ses entrées à l’Institut, les Boulanger père et fils n’en auraient pas connu l’ombre d’une ligne. À savoir qu’à l’heure actuelle on pourrait envisager le licenciement à l’amiable, plutôt que les eaux glacées de la Volga. Mais je n’ai jamais eu de chance.

11 déc. 2012

In God We Trust (29)

Raoul ne m’avait pas lâché. Il avait été efficace. Il m’a expliqué en long et en large : Mickey s’appelle vraiment Mickey Kozarski. Bonjour le nom. Mauser gère l’affaire d’import-export de Mickey. Eddy Mauser avait fait semblant d’essayer d’entuber Mickey. Eddy Mauser était un grossiste de viande bovine. Mickey était un homme d’affaires spécialisé dans les transactions avec la mafia russe. Tout le monde mange dans la main de Mickey. Eddy Mauser est l’homme de Mickey. Mickey nous a payés pour donner un avertissement à son vassal.
Après la disparition d’Elvis, Mickey avait envoyé ses hommes faire du désherbage dans les rangs de Mauser : les docks étaient envahis par les grenouilles de la brigade fluviale. Les grenouilles ressortaient des eaux des macchabs tout gonflés. Les grenouilles disaient : Eh ! C’est Korvo ! Les grenouilles disaient : Eh ! Il a un lacet autour du cou ! Les flics avaient pris leurs habitudes devant les rideaux baissés du Grace Land, en plein dans l’axe. L’affaire était banale, mais on s’était embarqué dans une histoire TRÈS TRÈS GROSSE. Et à entendre Raoul, ce n’était pas bon que je me casse maintenant. Notre boulot, c’était de continuer à faire des ménages pour Mickey. Et de suivre le Plan. Jusqu’au bout : « T’auras de quoi écrire, quand tout sera fini. » Qu’il avait dit Raoul.

10 déc. 2012

In God We Trust (28)

Le Polack et sa frangine n’étaient qu’un avertissement de ma nouvelle condition d’esclave de Mickey. Raoul ne fit aucune allusion au morceau de cartilage qui avait été un nez au milieu de ma figure. J’évitai de parler de ma déplorable aventure de l’Entresol. J’évitai d’évoquer ce manque de douleur devant la disparition de son père. Je l’aimais bien Elvis, que je pensais. Mais ce n’était pas à l’ordre du jour de notre déjeuner au sommet. Je devais me faire à l’idée que le Plan était en marche et que j’en faisais partie jusqu’au cou. Malgré ça, Elvis me manquait. Je visualisais comment les Yougos étaient passés au Grace Land et lui avaient expliqué, avec leur accent inimitable, comment le Polack et sa frangine suédoise m’avaient pigeonné à l’Entresol. Elvis se marrait. Elvis disait : Eh, Franky, t’es sûr d’avoir quelque chose à écrire maintenant. T’es un vrai dur, on dirait. C’est à cet instant que les Yougos avaient dû commencer à le tabasser. Du moins, c’est comme ça que je m’imaginais le truc… Raoul dans le blanc des yeux.
— Raoul, je crois que je suis pas fait pour ce boulot.
— Frank, t’as été sensas. Vraiment.
— Mais putain, Raoul, faut que je t’explique…
Raoul prit une gorgée de Côtes du Rhône.
— Quand j’ai assaisonné Eddy, au début ça m’a foutu un peu les boules, tu vois. Et puis, plus je tournais l’étau, moins je ressentais ce que tu appellerais de la pitié. En fait, je flippe parce que depuis le coup, je ne ressens plus rien. Même pas la satisfaction du travail bien fait. Je suis devenu insensible. Je suis engourdi de l’intérieur. Plus rien : ni peur, ni compassion, ni plaisir. Rien. Je suis un monstre.
— Frank, t’es un gars sensas. Un mec à la coule.

7 déc. 2012

In God We Trust (27)

Je payai à déjeuner à Raoul. Raoul m’annonça que son père avait disparu. Mort, peut-être. Raoul semblait n’en avoir rien à foutre. Je me disais : ça y est, je l’ai contaminé, le Raoul. Pour tout dire, la rotule d’Eddy m’était quand même restée en travers la gorge : c’était trop facile. La torture, trop facile. Je ne ressentais rien. RIEN. Mickey  n’avait pas trop apprécié que je déclare forfait après avoir encaissé le cash d’Eddy. Il avait dit à Raoul : ton copain, ce Frank Proust, soit il se fait à l’idée qu’il bosse pour moi à plein temps, soit il se fait à l’idée d’être mort comme on peut l’être après une séance de chaise électrique (parce que le Big K avait remis la chaise géorgienne en état de marche).

6 déc. 2012

In God We Trust (26)

Qu’est-ce qu’ils ont à la fin ? Une fois encore je me retrouvai dans des vécés. Le nez tartarisé. Je le laissai venir, le gros dur… La sœurette : elle m’avait plumé. C’était bizarre cette attirance pour les lavabos. Une fille de cette classe ne fricotte pas dans les lavabos. Elle le fait dans le bureau du directeur. Mais je ne connaissais encore rien aux usages de la haute. Chaque chose en son temps.
Il avait parlé de me mettre la tête dans le trou des gogues. Banal.
La sœurette comptait les billets. Son frérot avait un œil sur moi, l’autre sur la liasse ; de toute façon, se disait-il, le moujik est fait comme un rat (encore un sartrien). J’eus un instant la vanité de croire que l’histoire pouvait se répéter. J’imaginai que le frérot se plierait en deux s’il essayait seulement de franchir la porte. Mais il ne ressemblait pas à un fauteuil pliant de camping.
Pourquoi les lucarnes des toilettes donnent-elles toujours dans des ruelles sombres et désertes comme dans les films à la télé ? La mienne donnait sur une impasse, sombre… Le frérot avait eu le temps de me retenir par le bas du pantalon au moment où je me glissais par la lucarne. Je crois bien qu’en me débattant, mon pied a heurté sa mâchoire inférieure : ç’a fait un bruit mat suivi d’un hurlement sourd.
Après : je souillai la robe de Mara. Mara était sous moi et mon sang faisait toc toc sur le tissu noir de son vêtement.
Mara.

5 déc. 2012

In God We Trust (25)

Je ne sais par quel miracle j’ai pu passer par la lucarne des vécés de l’Entresol. Le Polonais avait pourtant l’air d’un gars déterminé. Son grand-père avait été l’homme le plus fort du monde sur les marchés de Varsovie. Et sa mère, hôtesse de caisse dans un lupanar de Buenos Aires. Je dis ça, mais il n’était pas très causant, le gars. Le gars était le frangin de la Blonde. Très susceptible. Depuis qu’ils ont eu un Pape à Rome, les Polacks se prennent pour des latins et que je t’écrase le nez pour un rien.
Mais moi, j’ai horreur des boxeurs à la sauvette.
Aussi étrange que cela paraisse, j’ai horreur de la violence. Massacrer un type ligoté à une chaise ne requiert aucun déchainement de force. En vérité. C’est à la portée du premier venu. Vous seriez étonné de la facilité. La seule chose à faire, c’est de garder à l’esprit qu’on fait son boulot et rien de plus. L’esprit humain est formidable : le mot « boulot » l’exonère de tout sens moral, de toute distance critique, de toute empathie. Petiot ne faisait pas son boulot, c’était une façon originale de tirer partie du marché pendant l’Occupation ; une excentricité d’esthète quand un simple courrier anonyme suffisait à aboutir au même résultat. Les Nazis faisaient tous leur boulot. Comme les traders, le ministre de l’Immigration, les assureurs, les industriels et les laboratoires pharmaceutiques. Comme moi. Est-ce que ça fait de Frank Proust un Nazi ? Mais revenons à l’Entesol

4 déc. 2012

In God We Trust (24)

J’avais abandonné le Grace Land. Le Grace Land était un bouge paumé et minable. J’étais assis sur un tabouret chic et chrome au bar de l’Entresol. J’avais une chemise neuve (l’autre avait été salie par la rotule d’Eddy Mauser). J’avais la classe. J’avais du fric. Je ne fus pas étonné quand une poupée — des aurores boréales crépitaient sur sa bouche — vint s’asseoir à côté de moi. Elle avait soif de champagne. Elle faisait traîner la fin de chaque mot. Elle avait un accent slave (j’aurais dû me méfier). Sa voix était ample et profonde comme un ventre amoureux.
« Merci. »
Dit-elle. Puis deux éclats de verre. Un pogrom noir vint me lécher la peau du visage. Me lacérer d’un baiser. Ses yeux. Elle avait le truc.
Je ne trouvai rien qui pût répondre à la question qu’elle ne me posait pas. Je fis signe au barman de remettre ça et nous commençâmes la soirée sur un calypso. Bob Mitchum chantait : in my logical point of view, beter married a girl hegglier than you…