Jusqu’ici: Hypermarché (25)

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6 févr. 2013

Hypermarché (25)

06
Le visage d’Emmy est une plaie sanguinolente.

Publié par Stéphane Nappez à 06:48

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Le 3 février 1971, le père fume une gauloise bleue sans filtre et traverse la rue René-Coty, au Havre. Il vient de poireauter plusieurs heures dans une salle d’attente de la maternité.
En 1971, les pères poireautent dans les salles d’attente pendant que leur femme accouche. Les pères fument des gauloises sans filtre. Les pères portent la moustache et des vestons marron. La pilule contraceptive est un tabou. L’avortement est un crime, en avril, 343 salopes magnifiques déclarent avoir avorté et disent IVG libre ! Les couches-culottes s’attachent avec des épingles à nourrice.
Les pères conduisent des 404 blanches et travaillent dans le transit. Sur leurs bureaux, il y a des manifestes de cargos qui vont et viennent sur les océans. Les mères travaillent aussi dans le transit et écrivent en sténo. Les mères ont les cheveux noirs. Elles se font des chignons choucroute comme Bardot.
Dans les années soixante-dix, il y a des tricots de peau, et des velours rouges à pattes d’éléphant. On met des orvets dans les boîtes-aux-lettres des voisins. Damien Thorn est l’Antéchrist et l’été restera gravé dans les mémoires.
On dira : c’est la canicule, comme en 76.
Dans les années quatre-vingt, il y a les albums de Cure. Il y a des mecs qui disent : je les connaissais avant qu’ils fassent du commercial, maintenant c’est de la merde. C’est le collège. Pendant les cours de dessin, les CRS s’entraînent à la matraque de l’autre côté du grillage. On commence à écrire. Au lycée, on perd son pucelage et on refuse d’apprendre le moindre mot d’allemand. On sèche un cours parce qu’il fait beau et on s’étend dans l’herbe, parfaitement heureux. On jure que la seule chose qui compte, c’est l’écriture.
Dans les années quatre-vingt-dix, c’est la fac. On fume des joints et on picole. On part en bagnole sur les routes de campagne et on revient au petit matin clair. On mange des champignons hallucinogènes et on prend du LSD. On écoute des trucs qu’on n’avait pas entendus quand on avait cinq ou dix ans. Des trucs américains qui font planer.
En 1999, on devient père. On fume des Camels filtre paquets souples parce que c’est plus classe. On conduit une Opel Corsa pour aller faire le prof un peu partout dans le département. La mère de l’enfant, un fils, est écrivain. Éditrice culte underground. Le père essaie de gagner du fric, mais prof, c’est vraiment trop la galère. Alors on fait : rédacteur de guides, lexicographe, chroniqueur livres, éditeur de beaux livres.
En 2004, on devient père. On fume des cigarettes roulées parce qu’au fond, les Camels, c’est dégueulasse. On préfère le vélo pour circuler en ville. La mère du deuxième enfant, une fille, est psychologue. C’est son premier enfant. Elle travaille avec des gosses tout cabossés par la vie, des gosses tout cabossés par les gènes. Pour gagner du fric, le père fait le formateur, il écrit encore des guides, fait le journaliste mais refuse la carte de journaliste.
En 2008, on devient père. On fume du tabac 100% tabac. Avec des feuilles sans chlore. On s’est fait voler une demi-douzaine de vélos. On se met à écrire des livres pour de l’argent. Des livres de commande. La liste des livres est longue. Certains marchent bien. D’autres sont des bides. On devient membre d’un syndicat d’auteurs.
Puis on se rend compte qu’on a fait un petit bout de chemin et qu’on a un peu bifurqué. Les livres de commande sont soldés parce que l’éditeur a fermé. Un autre éditeur publie un texte sans autorisation. Il saccage le texte, enlève et rajoute. C’est une contrefaçon et on décide de s’en foutre.
On est loin de l’écriture. Alors on reprend des études, à 42 ans. Le premier master de création littéraire de France. C’est fatigant de reprendre des études, de travailler et d’élever trois gosses, mais c’est bien. Alors on pense au père qui fume une gauloise bleue et qui traverse la rue René-Coty, au Havre.