1 nov. 2012

Écrire & Fumer (19)

« Mesdames, messieurs, nous avons un problème. Le Tsibalt est attaqué par une ou plusieurs colonies de termites appartenant à une espèce non répertoriée, comme vient, hélas, de me le confirmer monsieur Thevet. »
Tommaso s’éclaircit la voix. Les neuf autres convives et le matelot Le Marchand, tenant la soupière encore pleine du sirop de salade de fruits, n’eurent pas l’air de saisir ce que venait de leur asséner, sans aucuns préparatifs ni préliminaires, le second capitaine Erik Hansen.
« Euh oui… J’ai scanné plusieurs spécimens de ce termite retrouvé à bord, plus exactement dans la cuisine de monsieur Pétun (Tommaso fit un clin d’œil au cerveau de Phil), et j’ai demandé à monsieur Sibert d’envoyer les scans par satellite à mes amis de l’université de Londres. Nos collègues sont formels, cette espèce ou sous-espèce d’isoptères n’est pas répertoriée. Néanmoins, les premiers examens laissent apparaître que ces individus sont dotés de mandibules et d’appareils digestifs dix fois plus gros que les espèces les plus nuisibles connues. Ce qui signifie que les termites du Tsibalt sont non seulement une curiosité sur le plan scientifique mais qu’ils pourraient se révéler dix fois plus voraces que leurs copains.
L’officier radio Karl Sibert hocha la tête et fut le premier à signaler l’ampleur du problème.
— Quels sont les moyens dont nous disposons pour nous débarrasser de cette saloperie ?
Erik Hansen ignora la question du radio et reprit à l’adresse de tous.
— J’ai consulté le commandant et je me fais le porte-parole de sa décision. Nous allons mettre le cap sur Come-by-Chance, Terre Neuve.
Le docteur Wodel devint plus pâle qu’en temps ordinaire.
— Monsieur Hansen ! Vous perdez la raison ! Come-by-Chance est à plus de quatre-vingt-dix-huit mille milles nautiques de notre position, dans la région arctique… Aux antipodes !
— Au fond des volcans et des grottes arctiques », murmura Teufel.
Le second capitaine Erik Hansen, en officier pragmatique, savait qu’il ne servirait à rien d’argumenter avec des civils. Il fit signe au matelot Le Marchand d’approcher avec la soupière. Il saisit la lourde louche en argent et entreprit de sonder la cloison bâbord du mess.
Biceps, paumes levées vers le second, lança un regard interrogatif à Tommaso, articulant un silencieux mais tonitruant : « C’est quoi ce bordel ? ».
Hansen porta plusieurs coups brefs qui rendirent un son net et clair. La vision de l’officier en second donnant des coups de louche sur la cloison bâbord du mess créa un trouble dans l’assistance. Le lieutenant Gombrich regardait les gestes de son supérieur comme s’il cherchait à décrypter un menu en russe. Linda Zenakis, qui était d’un naturel sceptique (mais qui allait bien en deçà de ce qu’un cerveau rationnel pouvait s’autoriser), se mit à glousser comme un dindon devant une broche.
Hansen continuait son exploration sonore. Le matelot Le Marchand s’agrippait à la soupière comme s’il avait tenu la dernière bouée de sauvetage du Tsibalt. Le cerveau de Phil ressentait quant à lui une persistante et excitante envie de fumer, chose qui ne lui était jamais arrivée auparavant.
C’était un miracle ! Dommage que les termites aient mangé sa réserve de tabac. Le cerveau de Phil ressentait en cet instant béni ce qui est le lot ordinaire de n’importe quel fumeur nouvellement abstinent. Sa concentration baissait. Le stress devenait difficile à gérer. Mais au lieu d’être irritable, il était tout à la joie de ressentir pour la première fois les effets du sevrage tabagique. Cela voulait dire qu’il était devenu dépendant, enfin ! Il était sauvé !
La louche d’Erik Hansen rendit alors un son mat. Le second se tourna vers les convives, impavide. Son visage était anguleux, long, forcé par deux orbites sombres d’où irradiaient des iris bleues, comme embouties dans l’acier d’un couteau d’étrave.
Hansen leva la louche et l’abattit avec force. La cloison céda.
Une coulée de fourmis blanches se déversa. Le trou vomissait des millions de termites. Des vagues de lave blanche. Leur nombre ne dégrossissait pas. Les termites se répandaient au sol et sur les murs. L’intérieur du mess se retrouva bientôt couvert d’une fine gelée blanche en mouvement, y compris la table et les reliefs du repas.
Tous étaient pétrifiés. Y compris ceux qui, habituellement, ne lésinent pas à mettre les autres en péril par leur manque total de sang froid. Linda Zenakis avait cessé de glousser. Le matelot Le Marchand tenait sa soupière comme si c’était là sa dernière chance de survie. Gombrich était impassible. Erik Hansen, bien qu’il n’en laissât rien voir, n’avait pas anticipé une invasion de cette ampleur.
Tommaso fermait les yeux. Karl Sibert murmurait un pater noster. Simon Robert, le puceau, et le docteur Wodel s’étaient recroquevillés sur leur chaise. Le chef Teufel regardait Dave, les lèvres pincés, comme s’il attendait du timonier du Tsibalt une manœuvre libératoire.
Mais ce fut le cerveau de Phil qui prononça la parole magique.
Le cerveau de Phil alluma une cigarette. Robert, Hansen, Dave, Wodel, Zenakis, Biceps et les autres le fixèrent comme des naufragés dédiant leur ultime effort à la côte en vue. Ils retinrent leur souffle et attendirent que le cerveau de Phil libère le sien. Seuls Gombrich et Sibert semblaient ailleurs.
Le cerveau de Phil inspira une large bouffée et bloqua sa respiration, empruntant au cracheur de feu le geste tendu et les veines du cou gonflées. Il en résulta une constriction de la glotte. L’air fut alors freiné à son arrivée dans la trachée et les poumons. Ce qui provoqua une vibration caractéristique des cordes vocales :
hok
        HOK

                        hok
En un instant, plus aucun termite ne demeura sur le plancher.
La colonie avait trouvé refuge dans les entrailles plus intimes du navire. Là où aucun homme armé d’une louche ne viendrait jamais les déloger.
Gombrich déclara, l’index posé sur la carotide de l’officier radio : « Sibert est mort. »

hok
        HOK

                    hok       hok
    HOK

                        hok

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