15 oct. 2012

Écrire & Fumer (11)

« Saleté de fourmi, qu’est-ce que tu fous dans ma cuisine ? », dit le cerveau de Phil à voix haute, puis, après une ou deux secondes de réflexion, « Qu’est-ce que tu fous sur mon navire ? ».
Le cerveau de Phil se doutait que les fourmis ne se refusaient pas de temps un autre une petite croisière. Elles avaient ainsi pu coloniser des régions du globe où elles avaient décimé et supplanté des espèces indigènes moins coriaces. « Saleté de colonialistes génocidaires », ajouta-t-il. « Et nom de Dieu, j’ai jamais entendu dire qu’il existait des fourmis blanches. Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? ».
Le minuteur électronique sonna la fin de cuisson. Le cerveau de Phil coupa le gaz et sortit une à une les cocottes sur le pont où il libéra la vapeur. À cause de la température extérieure plutôt frisquette, les trois panaches de vapeur avaient quelque chose de poesque dans l’immensité subaustrale.
Le cerveau de Phil n’attendit pas que la pression soit retombée. Il enfila sa parka et se dirigea vers la passerelle. Tommaso était spécialiste du plancton végétal, mais il devait avoir quelques notions d’entomologie.
Sur la passerelle étaient présents le second capitaine Erik Hansen, le timonier David « Dave » David et Tommaso Thevet, le planctologiste. Une odeur de tabac froid flottait dans l’air.
« ’lut, dit Dave sans lever le nez de son roman (on l’appelait Dave pour éviter la confusion avec son nom).
— Monsieur Pétun, quelle stupéfiante surprise ! s’écria le second capitaine dans une allitération ostensiblement surjouée, qu’est-ce que notre coq nous mijote aujourd’hui, pas cette horreur de gratin de bettes congelées, j’ose espérer !
— Osso bucco, répondit le cerveau de Phil avec méfiance.
— Osso bucco !, reprit Tommaso en surjouant l’accent italien et sans décrocher ses yeux du sonar.
Erik Hansen chaussa ses jumelles Steiner Commander et scruta l’horizon désespérément vide. Le cerveau de Phil identifia que l’odeur de tabac froid venait des vêtements du second. La chose l’étonna, parce que le second ne fumait pas.
— Que puis-je pour vous, monsieur Pétun ?
— Hum, eh bien, je venais profiter des lumières de monsieur Thevet au sujet d’une… enfin, j’ai trouvé une fourmi dans ma cuisine.
Erik Hansen continua de scruter l’horizon.
— Une fourmi, vous dites, et comment comptez-vous l’assaisonner ?
Le cerveau de Phil sentit qu’il ferait mieux de tourner les talons. Le second capitaine tolérait à peine qu’on vienne sur la passerelle sans raison valable (ce qui restait toutefois la marque d’une certaine ouverture d’esprit comparé au commandant de ce navire). Tommaso était venu consulter le sonar à la recherche d’un éventuel banc de poissons qui annoncerait la présence de zooplanctons, eux-mêmes annonciateurs de phytoplanctons…
— Bon, je pense qu’avec un peu de miellat de puceron, cela pourrait convenir à vos palais délicats. C’est plein de vitamine, paraît-il, quoique j’ignore si les fourmis blanches sont aussi goûteuses que les noires ou moins poivrées que les r…
Le second baissa la paire de jumelles, livide.
— Des fourmis blanches ?
— Coptotermes formosanus…, murmura Tommaso en décrochant du sonar. Son regard avait perdu de son ironique joyeuseté.
— Euh, non en fait, je n’en ai vu qu’une seule, elle a dû embarquer dans le terreau de mes jardinières.
Le second eut le souffle coupé, comme englouti sous une vague scélérate.
— Une seule ! (il avait refait surface) Mais bon sang, Pétun, s’il y en a un, il y en a forcément un million à bord !
— On va tous crever à cause de tes foutues herbes, lança Tommaso.
— Un… un million de fourmis ? Je… c’est dangereux ?, dit le cerveau de Phil avec le sentiment qu’il aurait dû s’abstenir.
— Pas des fourmis !, s’exclama Erik Hansen, des putains de termites !

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