6 oct. 2012

Écrire & Fumer (5)

Je suis à bord du Tsibalt et je fume, accoudé au bastingage. La cigarette peut durer des heures, mon cerveau n’a pas encore eu le courage d’animer l’image du navire scientifique cloué à la surface de l’océan Antarctique.
Mon cerveau est accoudé au bastingage, vêtu d’une épaisse parka orange (une veste de quart, je crois bien). Mon cerveau grille cette cigarette sans fin. L’image est figée.
Mon cerveau n’a pas encore le courage de laisser cette image s’animer, parce qu’il résonne encore des atroces Tekeli-li !, qui hantent les dernières lignes de l’avant-dernier chapitre des Aventures d’Arthur Gordon Pym.
Peut-être craint-il de se diluer dans la « blancheur parfaite de la neige » qui jaillirait devant lui. Un putain d’écran blanc.
Mais là, vois-tu, j’en ai plein le cul. Je reste à bord du Tsibalt et je jette cette foutue cigarette dans l’océan. La cigarette rebondit sur les vagues en carton. Quelques cendres brûlantes roulent sur la peinture gris foncé du décor antarctique, puis elle s’immobilise sans pouvoir s’éteindre.

Le corps de Phil avait ensuite demandé comment l’éditeur pouvait être aussi confiant alors que le marché était pour le moment inexistant, « peanuts », comme il disait. Il avait renouvelé ses craintes quant à ce que laissaient peser les actuelles conditions contractuelles sur l’avenir proche des auteurs en cas de montée en puissance de la part du numérique dans les ventes d’ouvrages.
Le représentant du SNE avait alors invariablement répondu « faites-nous confiance ». Il disait aussi « c’est très compliqué » quand le corps de Phil lui demandait de montrer les études et les documents sur lesquels l’éditeur s’appuyait, lorsqu’il affirmait, notamment, que l’exploitation d’une œuvre numérique coûtait plus cher que celle d’un livre papier…
La commission n’avait pas été convaincue par les « faites-nous confiance » et les « c’est très compliqué » du SNE.
Le corps de Phil avait alors profité de l’ouverture pour déclarer à la commission que son syndicat n’était pas venu au ministère « pour partager les miettes d’un gâteau virtuel qui n’existait pas encore » mais pour l’alerter sur une question qui n’était autre que la survie matérielle des auteurs.
Mais son insistance dans ce domaine commençait à indisposer les membres de la commission.
Si les conditions contractuelles ne changeaient pas pour les auteurs face à un marché numérique émergeant, avait-il encore plaidé sans se rendre compte que plus personne ne l’écoutait, plus aucun auteur n’aurait la possibilité matérielle de vivre de son travail (les auteurs ne pouvaient guère compter sur les droits accessoires, plafonnés, pour palier la perte de revenus liée à la baisse du prix du livre numérique), ce qui reviendrait à inscrire dans le marbre de la loi que seuls les rentiers et les personnes ayant un métier suffisamment rémunéré, et disposant de beaucoup de temps libre (le corps de Phil avait un peu lourdement sous-entendu « les profs »), pourront accéder à la création littéraire car celle-ci serait devenue de facto une activité bénévole interdite aux classes ouvrières ne pouvant, par définition, sacrifier leur gagne-pain et les cinq semaines de congés destinées à la reconstitution de leur force de travail à une tâche exténuante et non rémunérée. « C’est une certaine idée de la littérature qui est ici en jeu », avait-il pompeusement déclaré.
Phil avait encore évoqué la baisse constatée des avances sur droits (il faudrait diviser le centime en « millimes » pour donner une idée du tarif horaire de la création littéraire) à laquelle était assortie une attitude quasi-esclavagiste des éditeurs, ceux-ci étant non seulement contents de diminuer la rémunération de la création, mais ayant le culot d’exiger des auteurs qu’ils leur fournissent des fichiers numériques prêts à publier sans aucune contrepartie ou compensation financière (alors qu’avant l’ère de l’informatique, la « saisie » du manuscrit était à la charge financière de l’éditeur).
Le corps de Phil vit que les membres de la commission avaient cessé de prendre des notes, mais il continua.
L’injustice était d’autant plus criante dans le domaine de la bande dessinée et de l’illustration jeunesse puisque les dessinateurs et les coloristes fournissent des fichiers prêts à imprimer sans que leurs éditeurs ne les défraient ou ne leur fournissent le matériel coûteux requis par cette tâche qui, effectuée par n’importe qui d’autre, relèverait d’une prestation dûment facturable.

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