2 oct. 2012

Écrire & Fumer (1)


La conséquence avait été la suivante : le cerveau de Phil avait embarqué sur un navire scientifique. Son cerveau portait une épaisse parka fourrée et fumait une cigarette sur le pont.
Le corps de Phil, quant à lui, vivait sa vie (pas si paisible que ça) dans un deux pièces cuisine, un appartement situé sur la rive gauche de Rouen, près de l’église Saint-Sever.
Cela ne s’était pas produit soudainement. Cela avait mûri. Cela avait prospéré. Cela s’était annoncé par divers symptômes, mais Phil-en-entier ne leur avait prêté aucune attention. Un jour, c’était pourtant devenu si évident, si réel, si patent, que l’écrivain ne pouvait plus l’ignorer. Son cerveau et son corps s’était détachés l’un de l’autre.
Le corps de Phil tâcha de poursuivre sa vie aussi normalement que possible. Il réglait les factures et veillait à ce que le frigo soit toujours plein. Mais, une fois le cerveau en dehors de sa boîte d’os, le corps de Phil était devenu syndicaliste. Du genre enragé.
Le corps de Phil parvenait encore, d’un signe de tête, à donner le change aux voisins qu’il croisait dans la rue ou au centre commercial (Phil-en-entier n’avait jamais été très porté sur la conversation, même après dix années dans le même quartier, ce qui — il le savait par Sabine — lui valait l’antipathie d’un nombre conséquent de riverains qui, sachant qu’il avait publié quelques livres, en concluaient qu’il avait « le melon », ou encore, avait « pris la grosse tête »).
Le cerveau de Phil se plut aussitôt à bord du navire, car c’était la première fois qu’une cigarette ne lui déclenchait pas de myoclonie phrénoglottique. Autrement dit, cette cigarette cérébrale ne lui refilait pas le hoquet. Ainsi débarrassé de toute contingence (le corps de Phil ne pouvait pas, quant à lui, fumer sans qu’un hoquet ne vienne en gâcher le plaisir), le cerveau de Phil en conclut qu’il pourrait peut-être, malgré tout, tirer quelque avantage de la situation.
Le navire scientifique (un brise-glace) filait sur la mer de Weddell. Sur les traces de Jules Dumont d’Urville, de Roald Amundsen, de Robert Falcon Scott et de Sir Ernest Shackleton. À l’instar de ses héroïques prédécesseurs, le cerveau de Phil ne s’était pas engagé dans l’aventure sans un minimum de préparatifs. Il avait emmagasiné une dizaine de paquets de tabac, autant de pochettes de feuilles non chlorées et de sachets de mini-filtres. Il avait également pensé à enrôler un équipage.
N’ayant aucune compétence dans les sciences nautiques, comme dans celles océanographiques et polaires, il se promut « coq », c’est-à-dire cuistot du bord.
C’est ainsi que le cerveau de Philip se prit à regarder la fumée d’une cigarette s’élever dans le ciel gris de l’Antarctique. C’était une image toute simple, certes. C’était une image bidimensionnelle, figée, silencieuse (mais, comment dire, elle n’était pas morte). Toutefois, son cerveau l’habitait. Son cerveau l’habitait réellement. Et c’était pour lui une authentique, une véritable libération. Car sous ces latitudes hurlantes, savait-il, il n’aurait plus à se prendre la tête. Il n’aurait plus à se taper le crâne contre les murs, comme du temps où il était Phil-en-entier.
La cause de tous les problèmes de Phil-en-entier, le Problème-Mère, la cause qui, ayant d’abord mûri et prospéré à son insue, et qui avait finalement eu pour effet de le mener à bord d’un navire scientifique, peut se résumer ainsi : Phil-en-entier était un écrivain sans talent.
Pire, Phil-en-entier était un écrivain tâcheron, un de ceux qui pissent des livres de commande, des livres pensés par leurs éditeurs dans le but exclusif de faire, non pas de l’argent (malgré tout, il restait impossible de prédire ce qui marcherait ou ne marcherait pas), mais d’encombrer les tables de librairie.
Voilà, Pénélope, parfois je dirai « il », parfois « je », qu’importe après tout, l’essentiel n’est pas là (bordel de Dieu, étant à la fois mon cerveau et mon corps, je ne sais pas à qui donner du il ou du je). Sache seulement que je/il regarde la vérité droit dans les yeux. Maintenant. Sans ciller.

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