11 oct. 2012

Écrire & Fumer (8)

« On mange quoi, Phil ? », Tommaso avait l’air suspicieux. Le spécialiste des phytoplanctons mangeait une barre chocolatée Lion. Le spécialiste des phytoplanctons était un problème pour le cerveau de Phil. Tommaso avait en horreur les oignons, l’ail et tout ce qui pouvait être crudité, herbes ou salades. Phil le soupçonnait d’avoir choisi cette discipline parce qu’elle lui permettait d’embarquer pour plusieurs mois à bord de navires où, par la force des choses, il était difficile à un cuistot de travailler des produits frais.
« Du plancton », répondit le cerveau de Phil. Tommaso découvrit des dents d’un blanc éclatant et se mit à rugir de plaisir. Il adressa un clin d’œil au cerveau de Phil et se dirigea vers la passerelle.
Le cerveau de Phil poussa la porte de la cambuse et regarda, perplexe, autour de lui. C’était la première fois qu’il mettait les pieds dans sa cuisine.
Le cerveau de Phil savait néanmoins que l’endroit lui serait bientôt familier. Il était « coq » à bord du Tsibalt depuis longtemps (c’est-à-dire avant qu’il fût devant le fait accompli que son cerveau s’était détaché de son corps) et aucune des quinze personnes de l’expédition n’était encore morte de faim. Comme pour le spécialiste du phytoplancton, il connaîtrait instinctivement les goûts et les tabous alimentaires de chacun. Le cerveau de Phil se dit qu’il lui suffirait d’entrer en contact avec les choses et les gens pour saisir leur rôle dans cette histoire.
Trois cocottes Seb sifflaient sur le gaz. Le minuteur électronique indiquait trois minutes de cuisson. Le plan de travail était nickel. Aucun déchet de préparation, aucun couteau, aucun ustensile souillé ne traînait hors de sa place. La passoire était suspendue avec les casseroles en inox, les couteaux rangés sur leur rack magnétique. Un exemplaire des Aventures d’Arthur Gordon Pym était posé à côté de la jardinière à basilic frais.
« Tekeli-li !, chanta le cerveau de Phil avec emphase, voici mon royaume immaculé ! »
La cuisine ne faisait pas plus de neuf mètres carrés mais elle était parfaitement agencée. Le cerveau de Phil huma l’air et distingua une fraîche odeur de sauge et de zeste d’orange. Tommaso allait encore être déçu. Le cerveau de Phil mit la main sur un petit livre de recettes et vit qu’il était corné à la page osso bucco. Il empoigna l’immense casserole, la remplit d’eau et la posa sur le feu, « bordel de Dieu, pensa-t-il, je suis à la bourre. ».
Il jeta une poignée de gros sel et remit le couvercle. Il faisait chaud, le cerveau de Phil ôta sa parka qu’il suspendit à la patère derrière la porte où il reconnut son tablier. Il passa la main sur la toile de coton bleu et le noua autour de ses hanches. Il chercha la sauge du regard et ne vit que la jardinière de basilic. À en juger le fumet s’échappant des cocottes Seb, il ne devait pas s’agir de sauge lyophilisée.
D’instinct, le cerveau de Phil ouvrit le placard à côté de la chambre froide. C’était une chambre du culture hydroponique. Le parfait matériel du cultivateur de cannabis. Sauf que se trouvait là, boostée à l’engrais bio, une bonne demi-douzaine de plantes aromatiques : basilic, sauge, coriandre, persil, ciboulette, menthe et citronnelle… Le cauchemar de Tommaso sous une lampe au sodium.
Le cerveau de Phil se demanda pourquoi il avait sorti la jardinière de basilic de la chambre de culture. Voulait-il en parsemer les penne qui accompagneraient l’osso bucco ? Cela ferait-il bon ménage avec la sauge et le zeste d’orange ? En sa qualité de coq formé sur le tas et se servant encore des béquilles du livre de recettes, il se demanda si ça valait vraiment le coup de sacrifier les rares feuilles encore intactes. Il ouvrit le tiroir sur sa droite, en sortit le petit cahier de brouillon où étaient listés les menus pour chaque jour de l’expédition et, à la date du … , lut qu’il était soigneusement écrit « osso bucco + penne rigate ». Il tourna les pages, et, trois jours plus tard, le cerveau de Phil lut qu’il avait prévu de faire un minestrone. Il serait préférable de garder les dernières feuilles pour la soupe.

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