12 oct. 2012

Écrire & Fumer (9)

Le cerveau de Phil rangea le cahier de brouillon et remarqua qu’un fragment de feuille de basilic se baladait sur le plan de travail. Il approcha l’œil et vit que la feuille était portée par une grosse fourmi blanche. « Rends-moi ça tout de suite ! », s’indigna-t-il, saisissant le bout de feuille entre le pouce et l’index et le secouant vigoureusement.
La fourmi refusa de lâcher prise. Elle s’accrochait au bout de basilic avec l’insolence d’un insecte pouvant porter cinquante fois son poids (ce qui est somme toute assez ridicule au regard du bousier qui peut soulever 1.141 fois sa masse, lui dirait bientôt Tommaso). Le cerveau de Phil s’immobilisa, approcha encore l’œil et contempla la fourmi agrippée au basilic. La bestiole ne voulait vraiment pas lâcher prise. Le cerveau de Phil souffla sèchement sur la feuille. La fourmi ne céda pas davantage. Alors, le cerveau de Phil arma l’index et le pouce de sa main gauche et fit charcler l’insecte d’une pichenette olympique. La fourmi fut propulsée contre le mur, roula, et avant qu’il n’ait pu l’achever, la bête s’était engouffrée dans un interstice entre le plan de travail et la cloison en inox.

Le cerveau Phil avait quarante ans (par chance, il avait le même âge, à quelques années près, que son corps). Il devait son engagement de coq sur le Tsibalt à un type qu’il détestait. Mais il devait l’admettre : ce boulot était le meilleur boulot qu’il ait jamais eu l’occasion de faire. Ce type qu’il détestait avait pour nom Sami Kemal, Kemal comme Atatürk ou comme Yachar Kemal, le romancier.
Sami était un brillant universitaire, un brillant romancier (un ou deux crans en dessous de Yachar), et, probablement, un brillant amant. L’ex-femme de Phil-en-entier, Pénélope, lui vouait une adoration sans aucune forme de soumission, un amour sincère, attentionné et tendre. Sami et Pénélope avaient deux enfants, un garçon de quatre ans, Hector, et une fille de six ans, Hélène. Adorables. Sami s’occupait de Sabine, et de ses crises d’adolescente de dix-sept ans, comme il l’aurait fait de sa propre fille, avec fermeté et patience. Sabine adorait son beau-père, même si elle lui réservait de temps à autre ces fameuses colères et bouderies qui émaillent l’ordinaire des relations père-fille, rien de plus.
Phil et Pénélope s’étaient séparés quand Sabine avait dix ans. L’épreuve avait été rude. Surtout lorsque Phil-en-entier avait compris que Pénélope tirait le plus grand bénéfice de leur séparation. Elle avait maigri de quinze kilos, recommençait à prendre soin d’elle et avait repris ses études (inutile de préciser que Sami Kémal était son directeur de mémoire).
Il lui apparut alors que ce n’était peut-être pas lui qui avait quitté Pénélope, mais plutôt elle qui l’avait poussé à la quitter. Pénélope avait préféré céder à la facilité, compréhensible, mais moralement discutable, d’endosser le rôle de la femme bafouée et de la mère trahie plutôt que celui de la femme légère et de la mère indigne…
Ne crois toutefois pas que Sami soit directement en cause dans l’embauche du cerveau de Phil sur le Tsibalt. Sami n’a pas fait jouer ses relations universitaires. Le cerveau de Phil ne l’aurait ni demandé ni permis, et Sami n’aurait d’ailleurs jamais pris cette initiative. S’il lui devait son engagement à bord, c’était indirectement, et sans que Sami n’en eût conscience.

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