5 oct. 2012

Écrire & Fumer (4)

Emma Kolinski fut impressionnée par le hoquet du corps de Phil. Bien plus que par son compte-rendu. La jeune femme tenait un blog littéraire et avait contacté Phil (du moins, son corps) pour qu’il lui fasse un topo (sous couvert d’anonymat) de l’avancée des travaux de la commission chargée de trouver un accord entre auteurs et éditeurs sur cette épineuse question du livre numérique.
Mon corps ne devrait pas écrire des phrases aussi longues.
Phil et son syndicat d’auteurs agissaient au sein du Conseil permanent des écrivains (CPE) — qui est le « front commun des organisations d’auteur » dans les négociations avec le Syndicat national de l’édition (SNE).
CPE et SNE s’étaient rencontrés de multiples fois autour de la question du numérique, mais chaque rencontre s’était soldée par une fin de non-recevoir des éditeurs ou par une contre-proposition très en-dessous des revendications du CPE (les auteurs demandant en substance de tirer de l’exploitation numérique une rémunération au moins égale à celle du livre papier ; de ne pas céder leurs droits, comme pour le papier, pour une durée de soixante-dix ans après leur mort, mais pour une période renouvelable de trois à cinq ans ; que l’éditeur leur garantisse qu’il n’y aurait pas de modification de leur œuvre, par l’ajout de liens, de musique ou de tout autre élément, sans leur accord explicite ; enfin, que l’obligation légale des éditeurs de procéder à une « exploitation permanente et suivie » soient clairement redéfinie, puisqu’un fichier englouti dans les entrailles du web ne peut raisonnablement pas répondre à cette obligation).
« Nous ne pouvons pas prendre le risque de séparer le contrat du livre papier de celui du numérique, avait dit le représentant du SNE. Imaginez que nous fassions toute la promotion et que l’auteur se réserve les droits numériques ! Nous ne pouvons pas investir en pures pertes ! »
Le corps de Philip pensa, plus tard, qu’il aurait dû répondre « faites-nous confiance », mais il n’était qu’à sa première vraie grande négociation (auparavant il n’avait fait que du lobbying syndical auprès d’une poignée de députés visiblement peu concernés par le sujet).
Le représentant des éditeurs était agacé par l’insolence des auteurs. Ces derniers s’autorisaient à lui demander des comptes, à lui et à ses collègues du SNE, alors que le marché numérique représentait « peanuts » des ventes d’ouvrages (le deuxième représentant du SNE était arrivé avec une demi-heure de retard, interrompant le corps de Philip et la commission par des considérations outrées et peu compréhensibles sur la difficulté qu’il avait eue à trouver la salle de réunion, et sans prendre la peine de s’excuser) : « Je ne vois pas pourquoi vous vous excitez sur le numérique, les ventes sont inexistantes, nous sommes venus ici uniquement parce que nous sommes bien élevés », avait déclaré le premier éditeur, pendant que son collègue trouvait son siège, sous-entendant que les auteurs présents étaient des fanatiques sans éducation.
L’éditeur s’était en outre généreusement gratifié, à plusieurs reprises, de l’épithète « pragmatique » et avait qualifié les syndicats et organisations d’auteurs présents d’« idéologues » (ce qui, dans son langage, signifiait « dangereux crétins »).
« Pour le moment, le marché est inexistant ? C’est aussi ce que disait l’industrie du disque dans les années quatre-vingt-dix », avait répondu le corps de Phil sans relever l’attaque de l’éditeur.
« Le marché basculera un jour ou l’autre, reprit-il. Par votre immobilisme, vous prenez le risque d’imposer à vos auteurs des conditions qui les feront vous fuir à très court terme. Les auteurs n’auront d’autre choix que de se jeter dans les bras d’Amazon ou de Google, lesquels leur font déjà des offres plus correctes. En fait, nous, les auteurs, nous voulons vous empêcher de suicider l’édition française… »
Le corps de Phil aurait dû s’abstenir. L’éditeur sourit, il avait marqué un point.
« Nous touchons en moyenne huit ou dix pour-cent du prix public hors taxe (le corps de Phil était remonté en selle), soit environ un euro et quarante centimes sur un livre à quinze euros, prix public, or, si nous gardons le même pourcentage sur un livre numérique à cinq euros, il ne nous restera que quarante-six centimes par exemplaire vendu, soit une rémunération, pour le même travail, divisée par trois ! »
Merde ! le corps de Phil s’était rendu compte qu’il avait perdu l’attention de plus de la moitié de la commission. Les deux éditeurs jubilaient et le fixaient comme on regarde un idiot empêtré dans une soustraction.
« Trouvez-moi un travailleur qui serait heureux qu’on lui annonce cette bonne nouvelle ! », avait conclu le corps de Phil, un peu piteux (car si le cerveau de Philip avait une fâcheuse tendance à l’emphase, son corps, lui, était grandiloquent).
— Vous vendrez trois à quatre fois plus de livres, vous serez gagnants, au bout du compte…, avait répondu l’éditeur, assuré de sa victoire complète.
— Comment est-ce que vous pouvez nous le garantir ? Nous ne savons rien de ce marché émergeant.
— Faites-nous confiance. »

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