17 sept. 2012

In God We Trust (3)

« Elvis… Je me sens pas bien… » C’est là que les choses ont pris une coloration bilieuse. Hypoglycémie ou un genre comme ça. C’était le foirage en série depuis que le journal m’avait passé à la moulinette de son énième plan social : c’est la crise, Franky, rien de personnel, t’es un bon pigiste… Le DRH m’avait serré la main. Le DRH était optimiste, tu vas rebondir qu’il disait… « Et puis, tu sais, l’action va remonter, ton licenciement, c’est du gagnant-gagnant. » J’ai pas d’actions, que j’avais répondu en retirant ma main de la sienne. « Ah. Je vois. » 
Depuis quelques semaines j’évitais les bars ; rien à voir avec la dèche, on ramasse toujours une bonne poire ou deux pour la soif… Je les évitais, c’est tout. C’était rapport aux demis les uns sur les autres, qui finissent fissa par te faire pleurnicher. Parce qu’il y a toujours un type pour venir te chanter des trucs pas possibles dans le colimaçon de l’oreille… Et ça se termine avec les ennuis qui commencent. 
Mais chez Elvis, c’était différent. J’étais comme chez moi. J’avais plus un radis. Pôle Emploi m’avait radié au prétexte que j’avais refusé ma troisième offre raisonnable : un remplacement de cinq jours de prof à deux heures de route de chez moi. Qui me serait payé deux mois plus tard (et ils appelleraient ça une « avance », ces connards). Tout juste de quoi rembourser les agios du découvert creusé par le plein d’essence. 
Donc, je n’étais pas d’humeur à bavasser avec Elvis. L’express était à peine tiède. Et pas une blonde (américaine) pour faire passer le goût du chômage. Offres d’emploi de mes deux… profiteurs de guerre, raclures… douze balles dans la peau, que je murmurais tandis qu’Elvis sanglotait devant son juke-box. 
J’étais là, avec mes pièces jaunes, et merde putain de viande à chômage, je grimperai pas dans la bétaillère, moi, que je disais, « et moi, connard, je me tue quinze heures par jour, pas comme tes faignasses de fonctionnaires… » Qu’il rétorqua Elvis. 
Et je comptais les 10 et 20 centimes. J’ai dit : « Quinze heures ! Je croyais que t’en étais à trente-cinq par jour, salaud de commerçant ! » Puis Elvis avait allumé le juke-box. Du genre : t’entends ça, Franky, la voix de Presley quand il chante Santa Claus is Back in Town ? 
Putain, si j’avais été une gonzesse, je me le serais fait, ce type. « T’es rien qu’une tantouze », que j’avais répondu, histoire de détendre une atmosphère qui menaçait de tourner à l’hagiographie presleyenne. 
Et puis d’un coup, j’ai vu plein de taches blanchâtres partout. J’ai posé le cul sur un guéridon. Et le nez qui se met à pisser le jus de viande sans prévenir. C’est pile là que j’ai tourné grossier sans trop savoir pourquoi… Une sorte de robinet s’était ouvert au fond de l’estomac. Comme un sirop à la bile : les insultes vomissaient de ma bouche. Je saignais comme un hémophile. 
Et puis je me suis senti con. Par terre. La neige qui tombait partout. Il s’est penché sur mon corps à moitié ailleurs — et dans un grand silence cotonneux m’a collé une paire de baffes. Pas mangé depuis la veille, les tartes ne réussissaient pas à me remettre d’aplomb. Il m’a traîné jusque dans l’arrière-cour. Avec les casiers à bouteilles vides, — parce qu’il ne voulait pas que je salisse son pas-de-porte. À dix heures du matin, un gars écroulé sur le carreau, le nez à la sauce barbecue : ça aurait attiré les commentaires malveillants.  
Grace Land, c’était le nom du bistrot d’Elvis. Elvis Boulanger.

1 commentaire:

  1. J'aime bien ce texte enjoué.
    Et je ne suis pas un robot.
    Même si j'ai du mal à lire pour le prouver.

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