22 sept. 2012

Terra incognita : vous êtes ici

Madame,

Les deux antonymes d’ici — ailleurs et là — sont moins flous, convenez-en. Ailleurs et là sont stables, leurs contours sont fermes, ils sont comme des forteresses inexpugnables ; ce sont seulement les plis de la mémoire qui en brouillent la représentation, parce qu’ailleurs et là ne se déplient pas dans l’espace, vous le savez bien sûr, mais dans le temps, qui est l’ailleurs et le là télescopique de l’imaginaire, il suffit, pour savoir que je dis vrai, qu’ailleurs et là vous soient mis sous les yeux pour que vous vissiez instantanément un autre ici, aussi flou et insensible que l’ici d’ici.
Le préposé qui écrit « vous êtes ici » sur les plans de ville ou de bâtiments publiques (en vérité ce sont des stickers) ne sait pas (et il ne le saura jamais, ce doit être terrible à vivre) à qui s’adresse ce vous (a-t-il seulement conscience que je, tu, vous et nous ne sont pas de vrais pronoms ?). Il se peut (vous n’êtes à l’abri de rien) qu’il n’ait jamais mis les pieds ici ; il est même probable qu’il aura situé ici à partir d’une carte d’état major de tous les ici.
Fermez les yeux, sollicitez votre mémoire, mieux, profitez d’une réminiscence, vous verrez se déplier les arbres, les oiseaux, l’azur et les verroteries de l’ailleurs, aussi nettement— que dis-je — plus nettement encore, avec davantage de précision et de détails dans le dessin, que si vous étiez ici.
Mais vous êtes ici.
Regardez autour de vous. Faites un tour complet sur vous-même. Où s’arrête ici ? À ce carrefour, à cet ascenseur ? L’auteur de la phrase « vous êtes ici » a eu la présence d’esprit de tracer un cercle (souvent de couleur rouge) qui délimite le territoire auquel vous pouvez d’autorité donner le nom ici. Prenez un compas (convenez que la limite soit le bord extérieur du cercle). Mesurez et reportez à l’échelle. Ici mesure, mettez, cinq mètres soixante-dix-huit de diamètre. Regardez : vous êtes géolocalisé, le cercle rouge devient une épingle. Le cercle rouge devient rectangulaire et embrasse les bords de l’écran. Qu’y a-t-il de neuf dans ces cinquante nouveaux mètres carrés soixante ? Bien sûr, vous pouvez zoomer (ou dézoomer) et alors ici fera dix mètres ou cinquante mètres carrés de surface au sol.
La vérité, c’est que vous serez toujours ici. La vérité, c’est que vous ne verrez rien d’intéressant ici. La vérité — c’est un drame — c’est que vous n’êtes jamais ailleurs, parce que — oh oui, je m’en désole — vous n’êtes jamais là. Seul le préposé qui écrit vous êtes ici est vraiment ailleurs. Là demeure pour toujours la cause de mon affliction,
bien affectueusement, votre très humble et dévoué
capitaine Dupré.

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