5 sept. 2012

Zone 4 (#6)

C’était l’hiver austral. J’accompagnais Jorge chez des amis où un vieux monsieur sous respiration artificielle était alité dans le salon. Nous étions dans un bus de la ligne 29, sur Libertador. Lorsque le bus a longé les murs de l’ESMA, sur notre droite, Jorge m’a raconté. Rien n’indiquait que nous passions près du lieu le plus sinistre de la capitale fédérale. Les gens regardaient devant eux, ils parlaient un peu moins.
Plus tard, au début du printemps austral, j’allai prendre un maté chez Jorge. Il habite Palermo Viejo, pas très loin de la maison natale du poète Evaristo Carriego. Les jours commençaient à être chauds, sauf quand le vent du sud s’engouffrait dans la rue Sanchez de Bustamante que je remontais jusqu’à Soler. La rue où habite mon ami céramiste (il sculpte des putti et des pigeons) est la plus petite rue de Buenos Aires (le plan ne la mentionne pas). Jorge est originaire de la province de San Luis. Il avait quitté la poussière de la sierra pour l’école d’officiers de marine d’où il était sorti avec un brevet de second capitaine (sur un garde-côte, si toutefois je me souviens bien). Est-ce par ennui ou pour raisons politiques, il démissionna de la Marine et, par amour, laissa sa patrie pour suivre un diplomate Cubain à Bruxelles.
Nos échanges se faisaient en français (il disait septante et nonante). Le Cubain était un fin lettré et avait été l’ami intime de Witold Gombrowicz. Au café Rex, il avait participé à l’épique traduction du Ferdydurke.
Le mur de l’école de mécanique de la Marine, puis ce pauvre monsieur en train de mourir dans le salon tandis que nous prenions un maté (la maîtresse de maison me posa les questions rituelles du maté — dulce o amargo — avec ou sans sucre, question à laquelle un homme doit répondre amargo), m’ont laissé un sentiment de terreur. Le tortionnaire est toujours un homme ordinaire.


1.6

L’effroi glacé et désespéré de Pornography, vomitif, obsédant comme un mauvais trip à la psilocybine engluait la Mustang et le garage dans une séquence maniériste. « I’ll watch you drown in the shower Pushing my life through your open eyes » était une vague référence à Psychose. Le film racontait la folie de Norman Bates détruit de l’intérieur par une mère suicidée, méchante et meurtrière. Achille frémit. Il rentra dans l’appartement, courut dans sa chambre, et, près de l’ordinateur portable, s’empara à nouveau du camescope numérique HD Canon avec micro directionnel : « filmez en Haute Définition pour des tournages pleins de vie d’un réalisme saisissant ». Il revint sur le balcon, et, se postant dans un angle d’où il ne pouvait être vu de la Femme Blonde, appuya sur REC et zooma sur le garage.
Le Voisin semblait mort. Son bras touchait le pneu de la voiture dans un geste de lassitude. Le corps abandonné. Les dernières paroles de Pornography saturaient l’espace. « I must fight this sickness ». Je dois combattre cette maladie, c’est ce que dut ressentir le Voisin, car à cet instant, quand Smith dit « Find a cure », il reprit vie, et, s’accrochant à l’aile gauche du coupé sport, se remit d’aplomb.
La température extérieure était instable. Le Voisin était en nage. Son tee-shirt collait à la peau. Chaque geste exigeait un effort, il prit appui sur la Mustang, et, pas à pas, se dirigea vers le fond du garage où se trouvait l’établi. L’auto-radio s’était tu. L’espace était décomposé en fragments séquentiels, une succession d’images arrêtées, muettes, déformées par la chaleur intense et les brusques courants d’air froids. La soif avait pris possession des corps prisonniers de cette farce météorologique. Une soif poisseuse. Lourde. Fétide. Le taux d’humidité de l’air était proche des 100%. Le Voisin posa les coudes sur l’établi, face à une boîte à pharmacie fixée au mur. Il baissa la tête comme s’il se fut recueilli face au Christ. Sans regarder, il ouvrit la boîte frappée d’une croix rouge, sa main explora l’intérieur et saisit un tube plastique de couleur orange. Achille zooma et stabilisa l’image. Le Voisin avala une pilule de couleur bleue puis sortit du champ. Achille dézooma et vit qu’il s’était laissé glisser le long de l’établi jusqu’au sol où il était maintenant assis, comme reprenant son souffle après un sprint.
« Achille ! Achille ! J’ai soif ! ». Mère avait parlé.
Achille sentit un flot de haine se déverser dans ses veines. Il haïssait le Voisin. Il aurait voulu qu’il crève. Il aurait voulu filmer sa mort et la poster sur Youtube.
« J’ai soif ! ». La voix de Mère avait claqué comme un reproche. Achille se précipita dans la cuisine et décapsula une bière glacée. Il vérifia ses cheveux et ouvrit la porte de la chambre. Il lui fallut quelques secondes pour s’habituer à la pénombre tandis que Mère lui adressait ce qui était probablement un mot d’encouragement. Sa voix était douce et apaisante. Son odeur était réconfortante. Les yeux d’Achille n’étaient pas encore accoutumés à l’obscurité quand il sentit la main de Mère le guider jusqu’à la table de chevet où il devait poser la bouteille de Heineken : « Mélange de modernité et de tradition, son identité forte met en valeur une bière au caractère unique et à la saveur incomparable. »
— Que faisais-tu ? Dit-elle.
— Je filmais.
— Qui filmais-tu ?
Mère n’était pas en colère. Mère estimait qu’il était de l’âge de son fils de s’intéresser aux femmes, mais à celles de son âge. Elle l’encourageait à sortir avec Brise.
— Je filmais le voisin.
— Tu filmais le voisin et sa putain blonde.
Mère n’était pas en colère. Elle tolérait les pulsions de son fils.
À condition qu’il lui dît tout.
Absolument tout.
— Montre.
Achille connecta le camescope HD au téléviseur et appuya sur LEC. Il vint s’asseoir à côté de Mère tandis qu’elle buvait d’une traite les 33 centilitres de bière glacée. Ils virent le Voisin au sol, le bras contre le pneu avant gauche de la Mustang, la main ouverte, offerte à Dieu. Ils virent le Voisin reprendre ses esprits et se traîner vers l’établi. Ils virent le Voisin avaler une pilule et sortir du champ. Ils virent le Voisin assis contre l’établi, épuisé.
Ils virent l’image faire un sursaut désordonné. Ils virent l’image se figer. Ils virent la Femme Blonde. Elle les fixait. Elle les regardait. Elle les accusait.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire