6 sept. 2012

Zone 4 (#7)

Phèdre s’en sortait pas mal au tir au grand passereau blanc. La bestiole n’est pas farouche — elle ne calcule pas l’humain ; quand l’animal est sur une charogne pour se gaver de vérots, on peut le cueillir comme un catleya —, mais par un vent latéral constant de soixante-dix kilomètres par heure, dégager des bastos chemisées maillechort dans le croupion de cette volaille, c’est du ball-trap de haut vol. Ce jour-là, Phèdre en avait dégringolé une bonne quarantaine. Les vers de viande étaient revenus en pagaille ; du coup, les passereaux aussi. Ils étaient des milliers dans le ciel.
Les piafs ne chient jamais. Faut croire que tout est bon dans cette saloperie de ver. Par « bon », je veux dire : pour ces espèces de mésanges de deux mètres d’envergure… Parce que pour l’humain, l’asticot, c’est un aller simple direct pour la morgue. Les passereaux, ils n’ont que ça à bouffer.
Proust s’énerve. [Il avait écrit, dans À l’ombre des jeunes filles en fleur (Autour de Mme Swann) : « Mon intérêt pour le jeu de la Berma n’avait cessé de grandir depuis que la représentation était finie parce qu’il ne subissait plus la compression et les limites de la réalité […] ».] Je lui dis : voilà ce qui se passe, gars, quand on décompresse et qu’il n’y a plus de limites. Il a repris du bœuf froid aux carottes (avec un gros morceau de gelée) et il s’est tu.


1.7

L’image se brouilla. Achille n’osait plus bouger. Mère posa la bouteille d’Heineken sur le marbre de la table de chevet. Il entendit sa poitrine soulever l’étoffe de la chemise de nuit. Ce qu’elle allait dire déciderait de son état mental pour les semaines à venir.
Achille lui était attaché au-delà des liens qui unissent l’enfant à sa mère, elle exerçait sur l’adolescent un tyrannie impitoyable à laquelle il n’aurait pour rien au monde voulu se soustraire. Les marques d’affection que lui consentait Mère étaient factices, ostensiblement factices, surjouées, d’une déroutante théâtralité pour qui n’était pas au fait de la maladie. Achille craignait ces démonstrations d’amour ; il les espérait aussi, comme un assoiffé peut convoiter l’eau noire d’une fondrière.
« Achille, je suis si fatiguée, dit-elle, je ne dors plus. Je souffre depuis le jour de ta naissance. Je t’ai donné ma joie de vivre, mes yeux et mes larmes, car une mère doit tout donner à son fils, Dieu nous a faites ainsi, pareilles à des louves. Tu le sais, n’est-ce pas ?
Achille le savait. Chaque nuit, Mère hurlait à la mort. Un hurlement inhumain, un surgissement de l’enfer long de plusieurs minutes. Un hurlement de loup comme un damné voué aux châtiments éternels pourrait le sortir, non pas d’un gosier ou d’un ventre terrifié, mais directement d’un cerveau débarrassé de toute illusion, un cerveau confronté à la Vérité insoutenable.
— La maladie me garde à la maison. Je n’ai plus que toi. Dieu a malaxé ma chair et tu as prospéré en moi. Mais que Lui ai-je fait pour mériter ça ? Pourquoi m’envoie-t-Il cette épreuve ? Pourquoi veut-Il que cette putain blonde vienne souiller ma chambre de son regard de chienne lubrique ? Ne dis rien. Je sais de quoi sont capables les putains. Je sais qu’elles ont une chose qui rend les hommes stupides comme des poules sans tête. Je l’ai vue te faire un signe depuis son jardin. Une mère voit tout. Cette femme a bientôt l’âge de ne plus procréer et elle cherche à te séduire. Elle fait cela parce que son ventre est sec comme une noix. À travers toi, c’est moi qu’elle cherche. Je le sens. Elle veut me détruire comme elle est en train de détruire son mari. Maintenant laisse-moi, je suis fatiguée. »
La démence qui frappait Mère avait été diagnostiquée quand Achille avait treize ans. Le médecin de famille n’avait pas porté l’affaire devant le département santé PepsiCo. Il avait jugé qu’Achille était suffisamment solide pour s’occuper seul de Mère, et, surtout, que sa solidité psychologique lui permettrait de traverser l’épreuve.
La décision du médecin était également justifiée par la politique sanitaire de la firme. Mère risquait d’être hospitalisée dans un établissement hors de prix, qui, après que l’appartement eut été vendu et l’argent englouti, l’aurait considérée comme une charge intolérable, l’aurait sédatée et abandonnée dans l’aile réservée aux indigents, un lieu où ils mouraient en quelques semaines, sales, déshydratés, dévorés par la vermine. Quant au jeune Achille, il aurait été placé dans un foyer pour mineurs. Son destin aurait été de mourir d’une overdose ou d’un mauvais coup ou de maladies d’un autre âge ou d’être enrôlé comme décontaminateur.
Achille et Mère demeuraient donc ici et subsistaient grâce à la maigre pension de « héros du peuple » que la firme allouait aux chefs des décontaminateurs tombés après la catastrophe. La pension expirait aux dix-huit ans révolus d’Achille. Après cette date, Achille devrait trouver un travail.
Achille déposa un baiser sur le front de Mère.
Il revint sur le balcon, caché derrière le mur de la loggia. Le ciel s’était assombri. De puissants nuages se massaient au-dessus de S. Il y eut un éclair, à l’horizon. Achille vit que le Voisin avait disparu, du moins, qu’il ne gisait plus au pied de l’établi, et que la Femme Blonde continuait son jardinage. Le tonnerre fut suivi d’un long coup de klaxon, puis de plusieurs coups brefs et nerveux. Quelques grêlons tombèrent. La Femme Blonde releva la tête et identifia le klaxon de la Mustang. Elle jeta son sécateur dans l’herbe et courut jusqu’au garage au moment où le déluge déchaînait sa fureur de glace et de feu. Des glaçons gros et sales comme des œufs de caille. Elle découvrit son mari épuisé au volant du coupé sport. Elle réprima un cri et fit sortir l'homme de la voiture.
Le déluge ravagea les roses trémières.
Le 21 mai 1982, le Royal Marines Jesse M. débarquait dans la baie de San Carlos avec la 3e brigade de commandos. Il brisa la résistance de conscrits argentins mal entraînés, mal équipés et démoralisés. Il pose en tenue de combat avec quatre frères d’armes sur une route boueuse, au milieu de la lande australe. La photo est encadrée dans le salon. C’est le seul souvenir qu’Achille garde de son père. Et un fusil automatique léger argentin et deux mille cartouches.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire