1 sept. 2012

Zone 4 (#2)

Il y a cette fille à la caisse des règlements en espèce. La crème pour rajeunir la peau. La crème coûte vingt-six quatre-vingt-dix. J’ai un billet de cinquante, je vais devoir passer au détecteur de mensonge. La fille est jolie, elle a le profil qui ressemble à une miniature sur broche. Ce soir le temps est orageux. La fille baisse les yeux, petite prolétaire aux mains rougies et belles. Le vent se lève.
Les éclairs.
Ses mains sont si délicates, si blessées. Elle passe le code-barres (j’ai une baguette à soixante-dix centimes dans la main). Son chignon entortillé d’un seul geste. Détecteur de mensonge : OK.
Total : 1 crème hydratante, vingt-six quatre-vingt-dix. Je pose le billet de cinquante et la fille me rend vingt-trois dix, le contact de sa main sur la mienne.
Elle ne baisse pas les yeux, elle regarde ailleurs. Ailleurs, juste à côté de moi. J’ai oublié de lui donner la baguette. Madame, j’ai oublié de vous donner la baguette. Elle baisse le menton et regarde ailleurs, plus près de moi : ça sera pour la prochaine fois, dit-elle. [Proust est indigné car ce n’est pas dans ses habitudes de voler]
Le tonnerre.
Je suis retourné au rayon cosmétique. Un shampooing, cette fois-ci. Je vous règle les soixante-dix centimes pour hier. Elle : taisez-vous [elle parle en serrant les dents, tout bas, la tête baissée (comme les voyous)] si mon patron sait ça, je me fais renvoyer.


1.2

Les décontaminateurs attendaient. Le monstre respirait encore. Sa cage thoracique (Garance sortit un ruban de couturière et nota le chiffre dans son calepin : trois mètres vingt-deux de circonférence) se soulevait et retombait, ouvrant et refermant une plaie blanche (trente centimètres sur cinq de large au plus écarté). Les lèvres de la blessure avaient été grignotées par endroits (les rats).
La respiration du monstre était silencieuse, profonde et régulière.
Un matelas deux places (de marque Ikea) souillé de sang reposait sur le trottoir parmi un tas de déchets organiques et de matériaux non recyclables (Garance nota : ordures).
La ruelle était recouverte d’un enrobé rouge et suffisamment large pour qu’un véhicule pût y pénétrer, mais des bornes escamotables en fermaient l’accès. Les riverains en actionnaient le mécanisme à l’aide d’une télécommande.
Un conteneur à déchets ménagers était éventré, son couvercle était encore scellé.
« S’est fait nicker », dit le milicien, puis : « Saloperie. ».
Garance ne prêtait pas attention au milicien. Il luttait contre la fatigue.
« Même les rats ça les dégoûte cette saloperie, reprit le milicien en ricanant. Même les rats. » Le milicien éclata de rire. Son rire ressemblait au rire d’un sadique de film.
Garance émit un soupir d’agacement (l’éventration du conteneur témoignait que le monstre était doué d’une énergie hors norme. Par conséquent, son agresseur l’avait eu par surprise ou — bien que cela fût improbable, pensa Garance — l’auteur du coup tranchant était lui-même doué d’une force et d’un courage hors norme).
Garance se tourna lentement vers le milicien : « Vous avez probablement raison. » Garance luttait pour tenir ses paupières ouvertes. Il connaissait ce symptôme de fatigue subite. Son esprit tentait de fuir la réalité.
Le milicien ne perçut pas l’ironie et adopta l’air supérieur de l’individu satisfait de lui-même lorsqu’il croit avoir l’ascendant sur son interlocuteur.
« C’est clair, dit-il, on devrait griller cette vermine au lance-flamme. Celui qui a fait ça devrait être décoré. »
La peau du monstre était jaune citron et lisse. On ne distinguait aucun appendice sur la surface du corps, seuls deux orifices de la taille d’une balle de tennis le perçaient de part en part. Ils étaient diamétralement opposés.
L’orifice supérieur était doté d’un cartilage blanc et acéré sur son pourtour, l’autre ressemblait à un diaphragme d’appareil photo. Le premier devait servir à ingérer les aliments, l’autre à les déféquer. Hormis les orifices et la plaie semblable à une bouche de batracien, le capitaine de la sécurité Marc Garance ne décela aucun organe externe qui eût permis au monstre de se mouvoir.
Garance s’approcha. Une torpeur acide enveloppait ses muscles. S’il s’était allongé à côté du monstre agonisant, un sommeil profond et immobile l’aurait submergé. Garance secoua la tête pour essorer le fluide narcotique qui engluait son corps.
Des chewing-gums collés çà et là révélèrent que le monstre se déplaçait en roulant sur lui-même (cela lui rappela une vieille série britannique vue sur la chaîne Prémium : les prisonniers tentaient de fuir l’île par la mer et ils se faisaient bouffer par une immense bulle de chewing-gum). Garance sortit son carnet à croquis, ses couleurs, et s’installa à califourchon sur un muret.
Malgré la lourdeur de son corps, ses gestes étaient sûrs. En quelques minutes, le capitaine Garance avait reproduit, avec une exactitude de botaniste, les moindres détails de la scène : la dépouille du monstre, les déchets épars, mais également, dans une flaque de boue séchée, une empreinte partielle de roue de mobylette, et, à proximité du matelas, un mégot de cigarette roulée.
« J’avais jamais vu ça », dit le milicien. Garance releva la tête, surpris. Le capitaine de la sécurité Marc Garance avait quarante ans, un physique quelconque et un regard éteint. Sa peau était terne, presque grise.
« Vraiment ? », dit-il, cette fois sans ironie, davantage déstabilisé par le fait que les quelques minutes consacrées au dessin lui avait fait oublier la présence du milicien.
Le milicien comprit que Garance croyait qu’il voyait un monstre pour la première fois et se reprit, vexé : « Non, je ne parle pas de ça » et il désigna le monstre dont la respiration lente continuait d’ouvrir et de fermer la plaie exsangue, « je veux dire que j’avais encore jamais vu un enquêteur se trimballer avec une boîte d’aquarelle. »
Le milicien avait dit le mot enquêteur avec un certain mépris.
Garance sourit. Il expliqua que le dessin lui permettait de mémoriser les détails de la pollution. Le milicien avait utilisé l’ancienne terminologie de « scène de crime » bien que le règlement PepsiCo désignât depuis longtemps la découverte d’un monstre hors de la zone d’exclusion de « pollution organique sévère ».
Dans l’esprit du milicien, le terme de crime ne faisait pas référence à l’agression subie par le monstre mais au fait qu’un monstre ait pu franchir les limites de la zone n°4 où lui et ses semblables étaient relégués. « On devrait larguer une bombe sur la zone 4. », grogna-t-il.
Garance mit le mégot dans un sachet transparent et ordonna de faire un moulage de l’empreinte. Si un individu non immunisé avait été en contact avec le monstre, le boulot du capitaine Garance était de le reléguer dans la zone d’exclusion, c’est ce que prévoyait le guide de procédure PepsiCo.
Garance fit signe aux décontaminateurs de faire leur travail. Ils approchèrent, munis de leurs pelles et de leurs détergents. Leur chef pointa son smartphone vers Garance qui se mit à fouiller ses poches pour en sortir le sien. Il composa son code et le transfert eut lieu. Le chef vérifia que la transaction financière avait fonctionné.
« Aha, PepsiCo ! OK ! », dit-il avec un large sourire, le pouce en l’air, comme si l’homme venait de découvrir que le territoire était sous le contrôle de cette firme et non d’une autre.
Il fit un signe et les décontaminateurs se mirent à la tâche. Garance et le milicien reculèrent de plusieurs pas. Trois des cinq décontaminateurs frappaient le monstre à coups de tranchant de pelle. Le métal acéré ouvrit d’autres plaies dans le peau du monstre, mais aucun sang n’en sortit. Il respirait toujours, au même rythme, comme si les blessures lui étaient étrangères. Les décontaminateurs se concertèrent dans leur langue. Le chef acquiesça et ils introduisirent une capsule explosive dans l’orifice buccal du monstre.
Le monstre émit un « bande d’enculés » très audible et la mini-bombe explosa dans son appareil digestif. Une gerbe de viscères liquéfiées jaillit d’une plaie. Le liquide infecte souilla le pantalon du milicien qui s’écria : « Putain de saleté de Rroms ! ». Garance le regarda et, d’un ton où ne filtrait aucune émotion : « Donnez-moi votre certificat d’immunité. ». Le milicien ouvrit de grands yeux et dit : « Vous êtes sérieux ? ». Garance tendit la main, imperturbable : « Votre certificat ».
Les décontaminateurs se marraient.

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