3 sept. 2012

Zone 4 (#4)

Ensuite je remontai Corrientes à pied, décidé à marcher les quatorze blocs qui me séparaient de ma chambre avenue Belgrano. Il devait être onze heures du soir. Plus tard, j’étais en train de danser sur du Elvis, cassant bouteille de Quilmes sur bouteille de Quilmes, sur une piste de béton, face à trois ou quatre couples qui, enthousiasmés par mon ivresse expansive, s’étaient sûrement lancés le défi de me surpasser en ivrognerie. Je me souviens de quelques pelotages sur There’s no Place Like Home.


1.4

Or le vent amplifia la chanson The Hanging Garden. Achille entendait la voix si étrange de Robert Smith venir à lui en rafales depuis les haut-parleurs high-tech de la Mustang, « ce con pourrait chanter n’importe quelle merde », pensa-t-il. Achille resserra le col de sa chemise pour se protéger du froid, pariant que cette fois-ci l’épisode hivernal ne dépasserait pas les quatre minutes vingt-deux de la chanson, bien qu’il ne se rappelait pas quel était précisément le dernier morceau de la face A de Pornography.
Killing An Arab figurait sur la face B du single The Hanging Garden, dans sa version enregistrée à l’Apollo Theatre de Manchester le 27 avril 1982 (l’avant-dernier morceau du rappel, entre 10:15 et All Mine), soit deux semaines après la fin de l’invasion des Malouines par les forces argentines et trois jours seulement avant que Thatcher ne déclenche l’opération Black Buck (qui consistait à envoyer des bombardiers Vulcan et des Sea Harrier pilonner l’aéroport de Fort Stanley).
Achille regardait le faux Steve McQueen tenir son smartphone du bout des doigts tandis que la Femme Blonde tenait fermement la plus haute des trémières. Le Voisin prit conscience que l’épisode météorologique risquait de s’installer et hurla à la Femme Blonde de rentrer à l’abri. La Femme Blonde s’accrochait à la rose trémière, inversant le rapport entre elle et la fleur. Ce n’était plus la fleur qui avait besoin de ses soins attentionnés, mais elle, la rose d’outre-mer, à travers sa sève et ses racines émollientes, qui la soutenait. C’était elle qui avait le pouvoir d’apaiser la brûlure glacée du vent boréal. Le Voisin plia face au vent et fit quelques pas. C’était comme s’il avançait sur le pont d’un porte-hélicoptère balayé par la tempête. Le souffle sinistre et blanc de la bise avait effacé la plainte lancinante et terrifiée de Robert Smith. Achille n’entendit pas les cinq minutes trente de Siamese Twins s’échapper des haut-parleurs du coupé sport. Le pot de peinture fut renversé et le liquide laiteux se répandit dans l’herbe. Achille n’entendit pas non plus les cris du Voisin. Mais il le vit saisir la Femme Blonde par les épaules. Il le vit la contraindre à rejoindre la maison. La Femme Blonde le repoussa, maintenant de l’autre main la tige de la rose trémière dont les gros pétales noirs résistaient vaillamment au souffle mortel du vent.
Mais le ciel devint couleur vanille, et, aussi improbable qu’une aurore à midi, il fut incendié d’orangés et de pourpres incandescents. Le vent céda à une immobilité oppressante. Le silence envahit la petite ville de S, non loin des falaises contaminées. Comme toujours, les êtres vivants recevaient la soudaine accalmie avec incrédulité. Ils attendaient qu’un autre prît le risque d’annoncer par son chant ou un juron la fin de l’excentrique épisode météorologique. Ce fut la Femme Blonde. Son rire monta aux cieux avec le zest de folie d’un moineau. Elle rit si bien et si fort que chacun reprit sa course et ses occupations avec la pensée que cette journée ne serait peut-être pas la dernière.
Alors le Voisin dit : « Vous me faites tous chier ! » et il releva le pot de peinture blanche, sauva quelques décilitres répandus dans l’herbe et se remit à peindre le mur extérieur du garage. REGARDE-MOI. Lorsque les projections du rouleau recommencèrent à l’asperger, le Voisin rugit de colère et redoubla d’énergie.
Le dérèglement climatique avait commencé après l’hiver de dix ans, vers 1993. Le premier printemps d’après la catastrophe fut très chaud, les ruisseaux grouillaient de rats. Les rats étaient affamés, leurs mâchoires couvertes d’abcès.
Pendant l’hiver de dix ans, la faim et les cendres les avaient poussés à envahir les maisons. Il arrivait souvent, à l’époque, qu’un bébé ou qu’un vieillard perdît un morceau de chair pendant son sommeil. Bien qu’il y eût vers la fin des années quatre-vingt de brusques épisodes tropicaux, les trottoirs avaient été constamment recouverts d’une couche de glace grise et dure comme le verre feuilleté. Au terme de ces dix épouvantables années hivernales, les habitants de S avaient gardé l’habitude de se déplacer à pied. Les rares voitures encore en état de circuler étaient précieusement entretenues par leurs propriétaires et ne sortaient jamais du garage.
Ils attendaient les jours meilleurs — plus par routine que par conviction.
L’été de ses dix ans ans, dix-sept ans après l’hiver, Achille chassait encore le renard avec des branches de sureau fichées de clous. Patrick et lui meurtrissaient de coups de marteau les vieux chênes du petit bois, près de son immeuble de quatre étages, pour y construire des cabanes que la bande rivale démolissait en représailles de leurs représailles. Son ami Patrick était âgé de deux ans de plus que lui.
À douze et quatorze ans, les deux amis avaient cessé de faire des cabanes. Ils avaient commencé à traîner dans les rues, à voler et à forcer des caves pour s’enivrer.

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