10 sept. 2012

Zone 4 (#8)

Le colonel Lebel est mort cinq jours après la fusillade de Fourmies (1er mai 1891), après que les balles de son invention chemisées maillechort eurent mortellement transpercé les corps de Maria Blondeau, 18 ans ; Louise Hublet, 20 ans ; Ernestine Diot, 17 ans ; Félicie Tonnelier, 16 ans ; Kléber Giloteaux, 19 ans ; Charles Leroy, 20 ans ; Émile Ségaux, 30 ans ; Gustave Pestiaux, 14 ans ; Émile Cornaille, 11 ans et quatre autres personnes qui ne manifestaient pas. Ces ouvriers et ces ouvrières, ces enfants, furent les premières victimes du fusil à répétition adopté quatre ans plus tôt par l’infanterie française. Le fusil à répétition Lebel et ses munitions de 8 mm tuèrent ensuite des Boxers en Chine et des Touaregs, près de Tamanrasset. Proust me fixe avec ses yeux globuleux, « et alors ? », dit-il. Il avait vingt ans l’année de Fourmies. « Euh rien, dis-je, je m’éloigne de mon sujet. Mais, à ton avis, le Lebel, ça vaut le fusil à répétition bulgare ou pas ? ». « Crétin », qu’il me répond.
Proust ne croit pas que le mot « pornographie » n’ait, à l’origine, rien à voir avec le sexe, même si l’invention de Restif de la Bretonne en fait littéralement un « auteur d’écrits sur la prostitution ». J’ouvre le dictionnaire historique de la langue française à la page 1582 et lui mets sous les moustaches : il lit que le mot est dérivé de pernênai « vendre (des marchandises, des esclaves) ». Il lit que pornê signifie « prostituée », mais en tant que « femme-marchandise ». Je lui dis que le sens intime de « pornographie » est celui du commerce, ou, plus spécialement, celui de la vente érigée en art… En cela, fais-je, « pornographie » est l’exact synonyme de « marketing ». La société marchande est par essence une société pornographique.


2. FUSIL AUTOMATIQUE LÉGER

2.1

Qu’il mit dans un sac de sport noir, avec deux boîtes de munitions, la caméra Canon et un trépied pliable.
Il mit le sac de sport sur son dos.
Achille empoigna le guidon, manettes gauche et droite enfoncées. Il visa la ligne d’horizon. Puis il s’élança. La bécane poussa un grognement las — et s’éteignit.
Il força sur les jambes, respiration cadencée. Une plaque d’égout claqua. La ligne d’horizon tressauta. Un second grognement, plus vif. Le deux-temps s’alluma — il relâcha la manette de décompression — il mit les gaz — sauta sur la selle — relâcha la manette d’air — essora lentement la poignée — ne pas noyer le moteur.
Le deux-temps monta en puissance. Le vent tiède, dans la descente, chassa l’odeur de mélange huile-essence.
L’horizon se stabilisa et disparut derrière la crête quand il arrivait au fond du vallon, gaz à fond pour attaquer la montée. À mi-côte, le bruit s’embourba dans un râle gras — il moulina — tête baissée — debout sur les pédales — les gaz à fond — les amortisseurs grincèrent — les cuisses comme des pistons.
Le casque Daytona cogna la fourche. Achille regardait loin devant lui. Après l’horizon.
Puis Achille entendit la poursuite stridente des martinets.
Ils décrivaient des montagnes russes ultrarapides dans l’air phosphorescent. Ils faisaient du rase-mottes. Ils faisaient de l’alpinisme, plus gracieux que la patrouille de France, agiles, imprévisibles.
Une enfant éclata de rire. Derrière les haies. Achille l’entendit courir et s’écrouler de rire dans l’herbe et pousser un cri et le cri des martinets transperça le bêlement mécanique de la 102 (les piaillements longs et effilés des martinets étaient comme des balles traçantes dans le ciel).
Cent quarante kilomètres-heure ! Motocyclistes du ciel ! On aurait dit le ruban de satin d’une gymnaste rythmique. On aurait dit la nage d’une otarie. On aurait dit des bolides miniatures sur un circuit électrique — il freina au stop — dérapage sur les graviers et le soleil se dilua dans un rouge orangé écœurant de mièvrerie. Il aimait ça.
Voici Achille, fils anglo-français de la petite classe moyenne de S, fils d’un décontaminateur mort, fils d’un ancien combattant des Malouines. Il vit dans un petit immeuble de quatre étages. En face, dans les chalets préfabriqués de l’après-guerre, vivent des prolos de la raffinerie, des anciens de chez Renault, des familles nombreuses, une épouse de taulard, des ex-dockers, des employés de la firme — et la Femme Blonde.
Un vieux lui fit un signe de la main et Achille pressa le petit bouton rouge de l’avertisseur, un grésillement ridicule se fit entendre. Le casque ! Le casque ! gueula le vieux en se martelant le crâne — Va te faire enculer ! Achille pensa qu’il aurait dû lui faire un doigt. Il était le seul à utiliser un véhicule à moteur dans le quartier. C’était déjà bien qu’il s’arrête au stop.

Achille filait sur la 102, heureux. Il avait dessiné cent portraits de Brise au crayon à papier sur des feuilles dactylo. Il avait punaisé l’affiche de Bullitt au-dessus de son lit — il décéléra et accéléra plusieurs fois pour faire hurler le deux-temps.
À droite, derrière les ronciers, les décontaminateurs squattaient les blockhaus de la falaise. Les chants barbares s’élevaient dans le crépuscule du soir.
L’épicerie-bar-tabac-boucherie-marchand-de-journaux du bout de la rue, où Mère avait quémandé des croûtes de gruyère quand elle était enfant, ferma une semaine avant la guerre des Malouines. (Mère avait alors l’âge d’Achille et elle se réjouissait qu’une Troisième Guerre mondiale puisse éclater, elle chantait : « Ah Dieu ! que la guerre est jolie/ Avec ses chants ses longs loisirs »). Thatcher était une salope, disait-elle, et la France fabriquait des putains d’Exocet qui coulaient ses destroyers ! Elle ne savait pas qu’elle épouserait un Royal Marine quelques années plus tard. Elle ne savait pas que la catastrophe n’aurait rien à voir avec un poème de Guillaume Apollinaire.
Achille entrait dans la période la plus intense de sa vie. Il aimait le soleil et les balades en 102. Il aimait l’odeur des buissons.
L’odeur des buissons, surtout. C’était la consolation d’Achille — il ferma les yeux. Mère et lui marchaient dans le petit bois — les odeurs étaient des dieux qui les accompagnaient. Ces odeurs leur disaient de vivre. Il n’existait aucune force au-dessus d’elles. Ni la Mort, ni Mère. Quand elle conduisait (une Renault 5 Super Campus jaune Van Gogh avec bandes latérales ocre clair et brun métal, la dernière automobile du quartier à circuler ; Achille et elle n’avaient jamais cédé au fétichisme des autres possesseurs de voiture qui préféraient les garder au garage pour le jour, improbable, où ils pourraient fuir de S), Mère menaçait Achille de donner un coup de volant lorsqu’ils étaient sur la corniche : elle criait qu’ils allaient se fracasser dans la Zone 4. Elle voulait les envoyer fendre l’air pour rejoindre Jesse (mais il était déjà mort, peut-être, jeté par ses semblables du haut de cette même falaise, plus au nord). Mais les dieux des aubépines et du chèvrefeuille, les dieux des églantiers et du sureau veillaient sur Achille.
Le vent ébrouait les arbustes, irrité, portant dans son souffle la colère maternelle, dans sa bouche, les mots de haine s’entrechoquaient.
Le vent s’engouffrait et s’insinuait au cœur des buissons, comme des paquets d’anguilles dans les yeux d’un noyé, et jetait ses menaces incohérentes aux feuillages d’argent.
Les buissons rendaient un son de linge mouillé ; d’abord, l’odeur disparaissait et laissait place à celle de la terre, plus âcre, plus métallique, puis, le vent finissant d’épouiller les branches, une pestilence ozonée brouillait tout. Et partout dans le vide chaotique des airs, les pétales blancs et roses s’envolaient.

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