2 sept. 2012

Zone 4 (#3)

Alors je suis descendu à la cave et j’ai respiré des pelletées de poussière, j’ai poussé les choses, le bordel, je me suis cassé la gueule dans des chaises mal empilées, j’ai soulevé des matelas, j’ai renversé de l’alcool à 90°, j’ai fait tomber une cocotte en fonte et des couverts en plastique, j’ai eu mal au crâne à cause de l’alcool à 90°, j’ai ramassé trois livres moisis et rongés par l’humidité, je suis tombé sur des vers mangeurs de bois, des plaques de cuivre, un carton de photos, et une cantine pleine de chaussures. Quel dur métier.
Des fois, j’aimerais faire autre chose. Mathématicien, par exemple, ou membre d’une mission scientifique dans les terres australes et antarctiques françaises, conducteur de camion [ou Marcel Proust]. Mais là…
Je pourrais me dire : si tu ne peux pas t’en empêcher, arrête au moins de faire lire aux autres. Tiens, c’est vrai. Mais j’inventerais bientôt une raison (pas besoin qu’elle soit bonne) pour justifier l’intervention d’un lecteur.
Dans la cave il n’y a que deux misérables ouvertures. Ça s’appelle des vasistas (Was ist das ?). Ça ne s’appelle pas des regards, sinon, la cave serait un puits ou un haut fourneau. Ils sont à moitié bouchés par les toiles (ou voiles) d’araignée, de la terre et des trucs sans véritable nom. La lumière du jour y passe, bon an mal an, mais elle passe. Juste assez pour savoir qu’il fait jour dehors. Les bruits de la rue (côté rue) s’écoulent par contre très bien. À ras du trottoir, ça pourrait être un parfait poste pour guetter les pieds chaussés d’escarpins (tout dans ma cave que j’étais, je n’y ai pas pensé sur le coup, aux escarpins, mais maintenant que j’écris, un émoi vient éclairer cette cave d’une tout autre lumière [Proust me traite de fétichiste et moi je lui dis va donc eh toi espèce de… de… puis je ferme ma gueule]).
Côté jardin, le vasistas (en plus des araignées) est bouché par une plaque de bois ou de métal percées de petites trous réguliers, ce qui fait qu’on ne voit strictement rien. Mais le jour, là, on peut dire qu’il filtre. Les voix aussi filtrent. Hier, Stéphanie était à la cave. Moi, j’étais dans la cuisine (note, que j’ai dit à Proust, que tout allait bien, comme dans la chanson de Colin mon p’tit frère, sauf, peut-être, que la répartition des sexes était sensiblement différente). Quel étonnement ! La voix de Stéphanie par les petits trous du vasistas !


1.3

Marc Garance prit le smartphone dans la poche intérieure de sa veste (près de l’arme, un Glock 17) et consulta son compte. La ligne « crédit » affichait 141 kiloyuans et des poussières, ce qui équivalait à huit mois de salaires.
Garance avait gravi les échelons d’agent de sécurité de la firme jusqu’à celui de capitaine-enquêteur, soit le sommet de la hiérarchie pour les cadres opérationnels en charge de la sécurité des clients et personnels des zones de chalandise PepsiCo. Il dépensait peu et travaillait beaucoup.
Au-dessus du grade de capitaine, la carrière s’engageait dans la sphère politique et Garance ne voulait pas s’impliquer au-delà d’une stricte obéissance aux ordres : arrêter, reléguer les contaminés, détruire les monstres fugitifs. Sa tâche s’arrêtait là. Il n’aurait pas souhaité prendre la place des cols blancs qui gèrent ce merdier. Le salaire était bien meilleur que chez Unilever et, même si Nestlé rémunérait mieux ses agents, il était de notoriété dans le petit monde de la sécurité privée que le groupe suisse n’offrait que très peu d’avantages en nature, tels qu’une remise de quinze pour-cent sur tous les produits du groupe ou encore quinze jours de vacances annuelles tous frais payés sur la côte tunisienne, dans de spacieux bungalows premium.
Le smartphone l’alerta qu’une promotion privée l’attendait au rayon surgelé. C’était une barquette individuelle de poisson à la bordelaise de marque Findus : « Une recette appréciée par toute la famille pour ses alliances douces et acides de chapelure cuisinée aux oignons, et au persil finement émincés sublimant ainsi le Colin d’Alaska. » (la marque suédoise avait été rachetée à Nestlé). Le logiciel Muse — © PepsiCo — était une bénédiction pour le consommateur peu motivé qu’était Garance. L’historique des achats était croisé avec son dossier médical unique (taux de cholestérol et présence de divers polluants dans le sang, tels que les PCB, métaux lourds, paradichlorobenzène, pyréthrinoïdes, etc.), ce qui permettait à Muse de cibler les carences et besoins nutritifs du client. Et, au besoin, de limiter ou d’interdire les apports en polluants susceptibles de dépasser les doses maximales admises (elles variaient sensiblement d’un groupe à l’autre).
Muse ne s’opposait pas à ce que le client Garance Marc consomme quelques grammes de ce délicieux poisson d’Alaska. Il scanna le flashcode et déposa l’article dans son panier. L’état sanitaire de Garance était conforme aux prescriptions de la médecine du travail PepsiCo : son indice de masse corporelle était de 24,7 ; il était non-fumeur ; limitait sa prise d’alcool à une dose quotidienne en semaine et trois le week-end ; marchait le plus possible ; faisait du vélo ; regardait la chaîne humour et comédies ; et, tous les quinze jours, s’offrait un rapport sexuel avec une pute agréée et vaccinée par la firme.
Son smartphone vibra pour indiquer une nouvelle promo privée au rayon des chips Lay’s : il scanna le flashcode des chips cuites au four saveur fines herbes : « Un goût authentique de pomme de terre et une saveur délicieuse, faites-vous plaisir ! ». C’était le bon choix car la mascotte Jesse apparut sur l’écran 3D.
La petite boule jaune se mit à rebondir sur les bords de l’écran en hurlant son bonheur et félicita le client Garance Marc (merde, combien de SMS leur avait-il envoyés à ces cons de bureaucrates du service informatique pour qu’ils cessent de l’appeler « Garance Marc », ces geeks en costard n’avaient toujours pas compris qu’un prénom, comme le préfixe l’indique, se place avant et non après le nom).
Jesse exécuta une pirouette qui fit encore vibrer le smartphone et un « youpi ! » suraigu annonça le message habituel : « Garance Marc, vous êtes le gagnant de notre grand jeu concours ! »
Un autre « youpi ! » suraigu, Jesse se désintégra en une nuée de paillettes d’or, et le lot promotionnel apparut sur l’écran 3D : pour tout paquet de Lay’s 130 g cuites au four saveur fines herbes acheté, Lay’s vous offre un paquet saveur spicy 135 g : « Une saveur Spicy, qui viendra relever vos repas et apéritifs ! Lay’s Spicy est le choc surprenant entre la finesse des chips Lay’s et la force intense du piment et des poivrons. ».
Comme tous les clients de la zone de chalandise PepsiCo, Garance était familiarisé avec la mascotte Jesse. Une drôle de sensation le saisit lorsque la somptueuse image 3D du paquet de chips spicy à la force intense de piment et de poivrons disparut de l’écran.
« La force intense du piment et des poivrons », murmura-t-il, en rangeant le smartphone près du Glock 17 (il restait quatre chocolats liégeois dans son frigo ainsi qu’une 1664, son repas du soir ne nécessitait donc pas qu’il s’éternise dans le supermarché).

Comme tous les cadres de la sécurité PepsiCo, Marc Garance avait reçu une formation intensive en tératologie. Il avait survolé les écrits historiques des Geoffroi Saint-Hilaire et Johann Friedrich Meckel von Helmsbach, avait été fasciné par les gravures Des monstres et prodiges d’Ambroise Paré, avait étudié les différentes substances tératogènes et leurs effets sur le développement du fœtus.
La liste des produits toxiques pour le fœtus (pesticides, cosmétiques, médicaments, composés aromatiques, etc.) était très longue, mais il n’en restait pas moins que la tératologie ordinaire prenait principalement ses causes dans l’absorption massive de médicaments, de nicotine ou d’alcool durant les premiers mois de la grossesse.
Cette branche-là avait été abordée, mais Marc Garance était devenu un expert dans un autre domaine de la tératologie. Sa spécialité portait sur la connaissance des différents types de mutations qu’avait engendrées la catastrophe. Aucune substance tératogène habituelle n’était en cause dans le phénomène qui frappait, avec une constance inexplicable, 10 à 15 % de la population locale. L’État avait promis une aide sanitaire exceptionnelle, mais, trente ans après la catastrophe, elle n’arrivait toujours pas. Tout simplement parce que l’État lui-même n’existait plus (personne ne pouvait dire la date de cette disparition, tant elle passa inaperçue).
« Quelle putain de farce, soupira-t-il en retirant son panier au guichet automatique, le monstre s’est désintégré comme Jesse au moment de la promo des chips Spicy. »
Garance ne comprenait pas pourquoi le groupe avait choisi une mascotte virtuelle à la morphologie si proche des monstres.

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