4 sept. 2012

Zone 4 (#5)

Une Ford 1971. Le conducteur est un homme mal rasé, barbe noire et drue, aride, grand et casquette posée sur le crâne, visière de travers. L’homme ne pose aucune question. Sur des centaines de kilomètres, il me parle, avec le désabusement de l’homme qui y a cru un temps — et à force, y a laissé le meilleur de lui-même —, de lombrics de Californie. Nous nous arrêtons pour boire des sodas, pour parler aux serveuses écrasées de chaleur sous une blouse blanche taille unique.
Puis nous repartons, pénétrés par les masses grouillantes des lombrics de Californie. Le sol est sapé par des milliards de galeries, le continent est percé, fertilisé par les réseaux chtoniens dominés par des vers aux pouvoirs surnaturels, capables comme les hydres de se régénérer (coupé en deux, me dit-il, le lombric forme deux animaux entiers).
J’écoute l’homme à la Ford ; je ne l’interromps pas lorsque je ne comprends pas le sens de phrases entières ; lui ne se soucie pas que je l’écoute. Son cerveau est foré de milliards de galeries où se meuvent par ondoiements lents et précis les lombrics de toutes les Amériques.
Puis nous entrons dans Buenos Aires par le sud, quartier des abattoirs et des boucheries pleines de tonnes et de tonnes de viandes où déjà les vers ont commencé leur doux travail de sape. L’homme achète deux gros cœurs qu’il dépose à mes pieds, deux gros cœurs qui s’écroulent, las et repus de vie et d’herbe lointaine.


1.5

Achille ouvrit le robinet et regarda l’eau se fracasser sur l’inox. Il vivait dans un monde sans rapport avec celui que regrettait Mère, pensa-t-il. Mais du temps d’avant la catastrophe, si cher à Mère, rien ne subsistait en l’état. Si le monde n’avait guère changé en apparence, chaque objet était devenu un artefact. Un autre objet à la structure si légèrement altérée que presque rien ne le distinguait du modèle originel. Pourtant, il était différent. Les objets, les végétaux, les insectes, les minéraux, étaient eux aussi devenus des monstres.
Aucun souvenir précis n’émergeait de la surface capitonnée que lui opposait sa mémoire lorsqu’il tentait de lui extirper un fragment du monde perdu, ne serait-ce que l’impression qu’il fût bien réel, et non, comme si, justement, la catastrophe n’avait pas été sa destruction mais l’invention d’un passé fictif, idéalisé, utopique, destiné à emmurer une réalité primitive bien plus néfaste que celle qui s’imposait à tous, aujourd’hui, sous le régime d’une succession d’instants vides d’espoir, mais aussi, vides de douleurs. De ce monde fictif et antérieur, il ne gardait que des images fausses, fabriquées par la firme PepsiCo.
Et il se mit à parler de sa voix claire, seul, se passant de l’eau sur le visage.

C’était point pour point les images d’un spot publicitaire pour l’assurance-vie PepsiCo Prévoyance, Achille les revoyait nettement au fur et à mesure qu’il disait son monologue (depuis la catastrophe, on prenait couramment des assurances sur la mort de ses propres enfants, cela arrivait presqu’autant que l’inverse). Il cracha dans l’évier, le rinça d’un geste circulaire et coupa l’eau. La température extérieure grimpait toujours. Elle ne devrait plus descendre jusqu’à la tombée de la nuit, maintenant.
Achille revint sur le balcon et vit que la Femme Blonde avait réussi à remettre ses roses trémières d’aplomb. Elle arrachait les mauvaises herbes, accroupie. Entre le tee-shirt et la ceinture du jean, la peau du dos était très pâle — et il semblait à Achille qu’il pouvait sentir sa douceur — à moins, cette fois encore, que ce ne fût la réminiscence d’une affiche quatre par trois pour le Tropicana pur premium réveil des tropiques : « Un mélange subtil d’agrumes et de fruits exotiques pour une sensation de fraîcheur tropicale ». Le Voisin cria un mot qu’Achille ne comprit pas, saisit le pot de peinture blanche et redescendit au garage. Il saisit une bouteille de White Spirit, rinça le rouleau et se lava les mains avec un chiffon imbibé. L’album Pornography en était à la fin de A Strange Day.
« My head falls back »
Un nuage rouge ardent caressa le jardin de son ombre. Elle glissait. Silencieuse et pourtant riante.
« And the walls crash down »
La Femme Blonde se releva. Ses mains étaient grasses de terre noire.
« And the sky »
Elle leva la tête à la recherche du nuage. Et le vit.
« And the impossible »
Elle le suivit du regard en faisant de sa main une visière.
« Explode »
Elle souriait.
« Held for one moment I remember a song »
Puis elle leva l’autre bras et l’agita pour saluer Achille. Joyeuse.
« An impression of sound
Then everything is gone »
Achille lui répondit par un salut militaire parodique.
« Forever »
Et le Voisin s’effondra, près de la Mustang 1968, GT390 Fastback.

Achille était fasciné. Le type était mort. Foudroyé à l’instant précis où Robert Smith avait dit « Forever ». Du moins, Achille se mit à espérer qu’il était mort. Une mort saine et rapide. Il l’espérait de toute son âme, car un malaise pouvait être le premier symptôme d’une contamination. Dans ce cas, la Femme Blonde serait elle aussi contaminée. Elle serait déportée. Elle deviendrait un monstre.

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