12 sept. 2012

Zone 4 (#10)

Un steak vaut mieux qu’un texte, me dit le gars au tracteur de pelouse. En semaine, il est tueur. La première fois qu’on tue une vache, me dit-il, ça ne fait rien. Enfin, je veux dire, la première fois qu’on tue trois cents vaches, ça ne fait rien. Les bêtes arrivent sur pied. Elles sont dans une sorte de paix intérieure. Les vétérinaires et les éthologues ont étudié la chose. Un mauvais abattage, une découpe bâclée, ça peut altérer la qualité de la viande. L’assommage des bovins (je suis tueur depuis peu, je vous l’ai dit ?) se fait au rythme de trois cents têtes toutes les trente minutes. Les vaches se rangent dans les box (le bouvier m’a dit : on les a habituées à changer souvent d’étable). Ce sont de superbes pièges de contention maquillés en box à traire. Les trois cents portillons se referment sans un bruit (juste un petit son mat). Un filet de musique, on entend quelques meuglements et puis, dans un éclair électrique, les trois cents carcasses prennent la ligne, direction épluchage, éviscération et fente. Trois cents, six cents, trente-trois mille six cents, une belle hécatombe en ré mineur. Elles s’envolent comme une patrouille héliportée vers nos glorieux découpeurs. C’est ça mon job.


2.3

Garance ingéra un paquet de chips Lay’s saveur spicy 135 g, deux chocolats liégeois et la 1664 en regardant Very Bad Trip 2 sur la chaîne Humour & Comédies. Il pleura lorsque le singe est blessé. Il lava la petite cuillère à l’eau froide et déposa la canette en verre vide avec les trois autres, près de la porte d’entrée. Il éteignit les lumières et remarqua que le lune était gibbeuse.
Elle formait un disque jaunâtre au-dessus des toits en terrasse. La lumière scintillait sur le couronnement en aluminium des cheminées. Garance vit que son ombre s’étirait sur le mur de la cuisine situé face à la fenêtre. L’appartement était éclairé comme en plein jour lorsque le ciel est gris foncé, avant l’orage. Il sortit le Glock 17 de l’étui posé sur la console de l’entrée.
Il s’assit dans le canapé, face à la table basse et ôta le chargeur du pistolet. Il avait choisi un vieux modèle par nostalgie des années quatre-vingt. C’était l’une des premières armes de poing fabriquées en plastique polymère et le petit levier encastré dans la queue de détente empêchait tout tir accidentel. C’était une arme sure et loyale.
Ses collègues étaient équipés de modèles plus récents. Il soupesa les 625 grammes d’acier et de polymère et se dit que c’était moins lourd qu’une boîte de Whiskas (terrine à la volaille et au foie).
Il entreprit de le nettoyer, puis renonça.
L’arme n’avait pas servi depuis le stand de tir, trois mois auparavant. Il relogea le chargeur et engagea une balle dans le canon en tirant la culasse vers l’arrière.
« Que fais-tu, Marc ?, c’était la chatte Cindy.
— Je regarde le paysage.
La chatte était obèse et rousse. Elle avait été hôtesse de caisse. Marc avait observé Cindy depuis la PC sécurité du centre commercial les jours qui avaient précédé sa mutation. Garance aimait être seul dans la salle de vidéo-surveillance. Il aimait observer les gens. Cindy était sa préférée. Il aimait sa façon de regarder dans le vide. Elle rêvait. Garance zoomait sur ses yeux, il lui semblait voir bouger des ombres. Les ombres d’une forêt disparue. Les ombres d’un pique-nique au milieu des jacinthes sauvages. Les ombres d’un baiser. Il avait reconnu les premiers signes de la mutation avant qu’elle ne s’en aperçoive elle-même.
— Avec une arme pointée sous le menton ?
— C’est un Glock 17, les chats-monstres ne comprennent rien aux armes.
Le premier symptôme fut une extension du champ de vision. Le regard de Cindy changea. Les ombres avaient fait place à la lumière. La forêt était devenue une clairière et le baiser était devenu une morsure. Garance s’en rendit compte lorsqu’il vit Cindy sursauter alors qu’un client s’approchait d’elle par derrière. Elle sursauta et se mit à cracher comme le font les chats effrayés.
Le second symptôme fut un retroussement des lèvres lorsque la caissière scanna un emballage de la poissonnerie. Garance figea l’image HD et zooma jusqu’à obtenir un agrandissement de sa bouche entrouverte. Deux petits trous étaient inscrits dans la gencive. Garance reconnut l’hypertrophie tératologique de l’organe voméro-nasal dit de Jacobson. Il effaça l’image du disque dur et convoqua Cindy.
— Si tu meurs, je mangerai ton corps.
— Je sais. Cette idée me plaît.
Il envoya un agent de sécurité à la caisse n°6. L’agent intima l’ordre à Cindy de quitter son poste et la fit remplacer. L’agent dit à Cindy que « l’Argentin » voulait la voir. L’Argentin était le surnom de Garance parmi le personnel de sécurité du centre commercial.
Garance était né à Quilmès, dans la banlieue de Buenos Aires, en 1964. À dix-huit ans, il avait été envoyé aux Malouines avec la Task Force Mercedes, alors qu’il faisait son service militaire dans le douzième régiment d’infanterie sous les ordres du lieutenant-colonel Italo Piaggi. Il fut fait prisonnier le 29 mai 1982 à Goose Green avec neuf cent soixante de ses camarades, par le deuxième bataillon de parachutistes britanniques du lieutenant-colonel Herbert Jones (qui fut tué au combat).
— Aujourd’hui, j’ai relégué un con de milicien, dit-il.
La chatte Cindy se lova sur les genoux de Garance.
— Tu as fait du bon travail, dit-elle.
Le téléphone sonna. La sonnerie était celle du boulot (la sonnerie « personnel » ne retentissait jamais, Garance avait oublié qu’elle reprenait les premières notes de Helter Skelter), une banale imitation de la sonnerie des téléphones américains des années soixante-dix. Son interlocuteur l’informa que l’empreinte de pneu relevée dans l’après-midi était celle d’un pneu Michelin Zig-Zag monté d’origine sur les cyclomoteurs Peugeot 102. Avant même que Garance ne pose la question, son interlocuteur lui avait dit qu’il n’y avait qu’un seul cyclomoteur Peugeot encore en état de circuler à S. Il était immatriculé au nom de Jesse M., un relégué.

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