11 sept. 2012

Zone 4 (#9)

« Que s’est-il passé en 1983 ? » La question d’un idiot. Je l’ai posée à un syndicaliste au moment de l’amendement Copé sur la fiscalisation des indemnités d’accident du travail, fin 2009. Quelques mois plus tard, pendant la réforme des retraites, je reposai la question. « Que s’est-il passé en 1983 ? » En 1983, j’avais douze ans. Je me souviens des Cure. Je me souviens qu’un an plus tôt, c’était la guerre des Malouines. Je me souviens du mot « crise » que les adultes prononçaient comme une menace, une menace aussi palpable que des SS-20 et des missiles Pershing à tête nucléaire. « TINA », m’a répondu le syndicaliste. Il m’a montré des graphiques du FMI, des graphiques où l’on voyait qu’une part des « revenus du travail » avait été transférée vers ceux du capital. Il a développé l’acronyme TINA : There Is No Alternative. Après la Libération, me disait-il, les patrons rasaient les murs, puis, au début des années quatre-vingt, ils ont eu Thatcher et Reagan. En 1983, avec Thatcher et Reagan, la Peur est devenue le levier politique de l’idéologie libérale. La Peur — qu’ils avaient échoué à installer par le sang dans les années de plomb —, avait maintenant deux porte-parole démocratiquement élus : un ancien acteur d’Hollywood et une fille d’épicier. Des gens auxquels les peuples pouvaient s’identifier. À partir de 1983, cette idéologie de la peur n’a jamais cessé de nous murmurer : Vous N’avez Pas le Choix. C’est ÇA ou la Mort. En 1983, nous sommes devenus des monstres, la Peur nous avait contaminés.


2.2

Les premiers décontaminateurs rroms furent envoyés à S cinq ans après la catastrophe, en 1988. Selon les experts, l’hiver ne devait plus durer, mais ils se trompaient. Malgré tout, hommes, femmes et enfants furent jetés dans des cars PepsiCo et transportés dans des centres de rétention. Des auxiliaires de santé se saisirent d’eux (sans un mot) et leur injectèrent le produit. On leur mit un bracelet-émetteur à la cheville. On leur interdit de sortir de S. À vie. Comme tous les autres habitants, du reste.
Ceux qui s’opposèrent furent liquidés. L’autorité de santé publique (la seule administration encore en place et qui avait pris le contrôle de S sous la discrète protection de PepsiCo) forma quelques personnels locaux (dont le père d’Achille) aux rudiments de la tératologie. On leur promit dix kiloyuans par monstre.
Le père d’Achille prit le commandement du groupe A. Le groupe A était constitué de décontaminateurs venus de Roumanie. Ils étaient connus dans S pour avoir tenus des emplois illégaux chez les sous-traitants PepsiCo. Les Roumains de Jesse M. ne se revendiquaient pas en tant que Rroms, mais tout le monde s’en foutait, l’ex-Royal Marine en premier lieu. Pour tous, ils étaient les « Rroms ». Pendant deux ans, les décontaminateurs reléguèrent deux mille six cents deux monstres dans la Zone 4. Mais il apparut très vite que la tâche serait sans fin. En outre, le salaire promis n’arrivait pas.
Aucun commandant de groupe ne fut immunisé. Jesse fut contaminé dans des conditions atroces deux mois après la naissance de son fils et fut relégué par ses propres hommes. Lorsque les décontaminateurs comprirent que l’autorité de Santé publique ne les paierait jamais, ils trouvèrent des hommes disposés à les aider. Ces hommes étaient des commerciaux des groupes agro-alimentaires, et, puisqu’ils opéraient sur S, ces derniers appartenaient à PepsiCo. Les hommes de PepsiCo leur fournirent des armes de poing et des fusils d’assaut. Ils provisionnèrent leurs comptes à hauteur de cinquante kiloyuans par tête de pipe.
Ce fut un massacre. Et la population applaudit.
Achille entendait nettement le chant des décontaminateurs s’élever derrière les ronciers. Ils avaient établi leur campement dans les blockhaus qui surplombaient la falaise. Ces hommes avaient « servi » sous son père. Achille se demandait ce qu’aurait pensé Jesse du massacre des fonctionnaires de l’autorité de Santé publique. Probablement aurait-il conduit l’assaut, pensa-t-il, ces salauds avaient condamné S à un sort inhumain.
Achille coupa le moteur de la 102. La musique lui arrivait par bribes, avec la brise.
Les décontaminateurs étaient installés au stand de tir. Ils l’attendaient. Achille monta la caméra sur trépied et pressa le bouton REC. Achille sortit le fusil d’assaut du sac de sport et commença à tirer.

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